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jacques et marie

J’ai le malheur de l’emporter toujours avec moi, de sorte qu’il me cause sans cesse de l’bemharras. Mais il ne m’en avait jamais fait tant éprouver. Il était là cloué dans ma poitrine, comme Angélique sur son rocher, et j’attendais qu’un monstre vint le dévorer. Mais c’est un ange qui est venu, soudainement, comme arrivent d’ordinaire les apparitions.

« Ah ! cette fois, je crois que c’est la dernière créature terrestre qui ravit mon âme ! je sens quelque chose d’inaccoutumé et j’affirme qu’on n’aime jamais bien qu’à sa onzième flamme !

« On n’a jamais imaginé une fée pareille à celle-ci. Je l’ai vue pour la première fois, hier, et aujourd’hui elle m’a prié de dîner avec elle, ce soir elle m’a fait présenter un bouquet délicieux ; cependant elle n’a rien de ces allures provoquantes, de ces insinuations invitantes, de ces empressements si commodes qui facilitent et abrègent les petits romans de salon et permettent d’en multiplier les éditions. Je ne puis définir ce charme particulier qu’elle a ; c’est peut-être celui qui conduit au mariage… Ah ! le mariage… ce n’est pourtant pas ce que je rêve… Tout ce que je réalise bien, c’est que je l’adore et que je me sens bientôt adoré ; et j’entrevois dans l’avenir la révélation des mystères les plus délicieux. Je vais emboucher les pipaux et chanter des couplets de bergerie ; crois moi, mon cher frère, il n’y a que du temps de Tityre qu’on savait aimer ; en conséquence, je me fais pasteur. Et cette fois tu vas m’approuver, puisque cet innocent caprice ne va diminuer en rien la part de mes héritiers.

« Adieu, cher frère, le courrier te dira de bouche ce que je ne puis pas t’écrire ; je suis encore excessivement occupé. »

Ton frère,
Coridon, berger d’Acadie.

Après cet effort de plume, le jeune lieutenant retira le bouquet du gobelet où il l’avait planté provisoirement, puis en extrayant les deux chétives pensées, il les étendit en croix, entre deux pages des œuvres de l’abbé Chaulieu, qui composaient toute sa bibliothèque : c’était les pages consacrées aux bouquets. — Une des pièces commençait ainsi :

Ce bouquet est des jardins de Cythère.
Il est cueilli par la main de l’amour, etc.,

et c’est sur cette poésie-là que les timides pensées furent collées indéfiniment ; quelle destinée !…

Après cette opération, il ferma le livre et le mit en presse