Aller au contenu

Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/6

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
7
prologue

aujourd’hui de les recueillir dans leur exactitude primitive : malgré que la source en soit un peu éloignée, il s’y est évidemment introduit beaucoup de versions étrangères et invraisemblables ; elles ne peuvent donc trouver place que dans le recueil des légendes de mon village. Mais prises dans leur ensemble, elles pourront toujours servir à témoigner d’un fait cruel de l’histoire, comme ces débris de la nature morte, disséminés dans les diverses stratifications du globe, annoncent les cataclysmes qui l’ont bouleversé.

Le récit que je vais offrir résume les impressions qui me sont restées de tous ceux que j’ai entendus dans mon enfance sur les Acadiens, et il rappellera le plus fidèlement possible l’existence éphémère d’un peuple que la Providence semblait destiner à une vie nationale plus longue et plus heureuse, tant elle avait mis en lui de foi, d’amour et d’énergie.

Cette longue narration aura les proportions d’un livre ; le lecteur jugera lui-même si elle renferme les qualités qui font les bons livres. Je ne puis rien promettre de plus que des efforts consciencieux pour arriver à ce but. Je n’aurais jamais eu l’idée d’écrire tant de pages, si on ne m’eût pas demandé de le faire. La confiance que mes amis et confrères de la Revue m’ont témoignée a fait à peu près toute la mienne.

N’ayant jamais fait le plus petit volume, ni jamais entretenu l’idée d’en faire un, j’ai entrepris cet écrit sans forme préméditée, sans modèle adopté. Il va donc voir le jour comme un enfant conçu dans les hasards de la vie, et je fais des vœux pour qu’il ne naisse pas difforme. S’il l’était, eh bien ! tant pis, le plus fiché sera toujours le père ; car quelque dénaturé que l’on soit, on tient à ce que ses œuvres viennent au monde sans défaut.

J’ai pris pour sujet de mon livre un événement lugubre, conséquence d’un acte bien mauvais de la politique anglaise ; mais ce n’est pas pour soulever des haines tardives et inutiles dans le cœur de mes lecteurs : à quoi bon ? Tous les peuples ne conservent-ils pas dans leurs annales des souvenirs qui rappellent des crimes affreux qu’ils ont expiés, ou dont ils porteront la tache durant les siècles ? C’est au souverain Juge de les peser aujourd’hui et de dire lesquels impriment le plus de honte à leurs auteurs, et leur imposent le plus de responsabilité. Quant à moi, je suis trop de ma race pour entreprendre ce grand procès ; je mettrais peut-être mon cœur et ma main dans la balance, qui ne doit porter que la mesure de l’iniquité et les poids de la justice.

D’ailleurs, la Providence, qui a laissé les Acadiens disparaître, nous a conservés au milieu de circonstances analogues ; elle a eu