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souvenir d’un peuple dispersé

George avait mis la mère Trahan dans ses intérêts, et la vieille fermière et ses enfants ne tarissaient pas sur son compte. Quand leur jeune maîtresse arrivait à la ferme, ils trouvaient moyen de mêler le nom du lieutenant à l’histoire de tous les légumes et de toutes les bêtes à cornes du champ. Marie les laissait dire, souriant également aux éloges donnés au bétail et au jeune officier.

George avait aussi conquis les bonnes grâces de madame Landry. Depuis quelque temps l’excellente femme pensait que sa fille était une créature extraordinaire, née, comme disait Pierriche, pour habiter les châteaux ; elle ne voyait plus de partis convenables pour elle, parmi les habitants de Grand-Pré ; une ambition imperceptible s’était glissée dans cette âme simple. Elle ne croyait plus d’ailleurs au retour de Jacques, et souvent il lui arrivait d’exprimer son admiration pour monsieur le lieutenant : — Quel charmant homme ! disait-elle ; si peu fier ! comme il nous témoigne de l’amitié ! comme il est bon pour les Acadiens ! comme il respecte notre religion ! quel bonheur ce serait pour les habitants et quelle fortune pour une fille du pays, s’il allait se marier à Grand-Pré !… D’autres fois, la mère s’adressait plus directement à Marie : — Ma chère enfant, je ne veux pas te désespérer ni te causer du chagrin ; mais je crois qu’il est inutile d’attendre davantage ce pauvre Jacques… Nous voilà vieux ; il y a bien des dangers qui nous menacent ; tu auras besoin de protection… La providence nous envoie quelquefois des occasions… des chances… dans les mauvais moments… il ne faut pas les mépriser.

Marie écoutait toutes ces choses, sans répondre, puis elle embrassait tendrement sa mère et s’en allait dans le secret de sa chambre prier Dieu et sa patronne.

Elle comprenait parfaitement le sens et le but de semblables discours ; mais comme sa mère restait dans les termes vagues, n’osait consulter ses dispositions ni lui proposer ouvertement des projets, elle ne se crut pas obligée de dévoiler ses sentiments et ses inclinations ; Elle s’était bien aperçue de ce qu’il y avait de culte tendre dans les assiduités du jeune officier, et elle n’avait pas pu lui demander de les interrompre, quoiqu’elle subît quelques reproches à ce propos, de la part de plusieurs de ses amies. Elle éprouvait beaucoup d’estime pour monsieur George ; sa conduite envers sa pauvre fermière, dans les circonstances où il se trouvait placé au milieu de la garnison ; ses procédés bienveillants, ses relations continuelles, avouées devant tous les siens, lui annonçaient une âme généreuse, un cœur sensible, un esprit sans préjugés, une conscience droite et indépendante ; il avait acquis des droits à sa