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le mystérieux monsieur de l’aigle

fin, mais non sans que l’boscot eut reçu, sur le coin du menton, un coup de poing qui eut pour effet de l’étourdir et de l’étendre sur le trottoir.

Un étrange silence accueillit la chute de Martin Corbot… Il venait, il est vrai, d’assommer, presque, un des enfants du village ; mais, Martin était difforme, infirme, et il présentait un tableau si grotesque, si repoussant, étendu ainsi sur le trottoir, que la foule, qui s’était assemblée, semblait se demander si le bossu méritait le blâme ou la pitié.

Jacques Lemil, aidé d’un des spectateurs de cette scène révoltante, aidèrent au bossu à se relever, et l’incident eut été clos peut-être, si, à ce moment, une femme n’eut fendu la foule : cette femme, c’était Laure Néry la mère du garçonnet que Martin Corbot venait de maltraiter.

— C’est toi qui a presque tué mon enfant, hein, sale bossu ? cria-t-elle, en s’avançant sur Martin Corbot, les deux mains ouvertes, les ongles des doigts prêts à égratigner le visage du boscot.

Mais Martin venait de prendre son élan et de sauter à la gorge de Laure Néry. Ses énormes mains, aux doigts d’une longueur démesurée et d’une force surprenante, incroyable presque, prétendait-on, s’étaient cramponnés à la gorge de la femme. Il l’eut vite étranglée, si Arcade Carlin n’eut encore une fois intervenu ; ce dernier tordit les poignets du bossu et l’obligea ainsi de lâcher prise.

— Arcade Carlin, s’écria l’boscot, en tendant vers le père de Magdalena ses deux poings crispés, je me vengerai de ce que vous m’avez fait aujourd’hui ! Oui, je me vengerai !

Écumant de rage, ce bon Martin était affreux à voir ; ses yeux lançaient des flammes, et sa bouche « allant d’une oreille à l’autre » comme disait le « père Zénon » vomissait des insultes, des menaces, des malédictions contre Arcade, qui subissait toute cette avalanche sans sourciller. Martin injuriait aussi tous les spectateurs présents, les femmes, les enfants ; bref, le village entier.

— Écoute, Corbot, dit soudain Jacques Lemil, en s’approchant du bossu, que ça ne t’arrive plus de maltraiter ainsi les enfants du village ! Si ça t’arrive encore, nous te ferons enfermer dans quelque maison de santé, car nous considérerions que…qu’il te manque des bardeaux ; voilà !

— Le gamin m’avait insulté ! cria l’boscot.

— Oui, je sais… Mais, une autre fois, tu ferais mieux de te plaindre aux parents des gamins qui oseront t’insulter. Les parents corrigeront leurs enfants… sans les assommer cependant… Encore une fois, que ça ne t’arrive plus d’agir comme tu viens de le faire ; entends-tu ?

— Depuis quand osez-vous me donner des ordres, M. Lemil ? demanda effrontément le bossu. Je vous assure que…

— Lemil a parlé au nom de tous ! s’écria un des assistants.

— Oui ! Oui !

— Lemil a raison, intervint le « père Zénon » ; si ça t’arrive encore de nous… régaler de pareilles scènes, nous te ferons enfermer dans un asile de fous, Corbot !

— Vous n’êtes qu’une brute, Corbot ! cria une voix de femme.

— Oui, c’est vrai ; Martin Corbot n’est qu’une brute ! s’écrièrent tous ceux qui étaient présents.

— Si G… était une ville, plutôt qu’un village, Corbot, dit Arcade Carlin, vous seriez arrêté et jeté en prison pour avoir à moitié assommé cet enfant, tout à l’heure, et en prison vous resteriez, jusqu’à ce que l’enfant soit mieux… ou mort.

— Où est-il l’boscot ? fit, tout à coup, une voix de tonnerre.

Un homme venait d’appraître ; un colosse. Instinctivement, tous entourèrent le bossu, pour le protéger.

— Ah ! Le voilà, le monstre ! vociféra le colosse, essayant de fendre la foule et d’approcher de Martin Corbot. Mon enfant se meurt, reprit-il ; se meurt… entends-tu, vil bossu ?

— Ô ciel ! s’exclamèrent-ils tous.

— Le médecin dit que, s’il ne peut lui faire reprendre connaissance, ou que s’il ne parvient pas à arrêter l’hémorragie, d’ici un quart d’heure, mon enfant va mourir.

— Est-ce bien vrai ce que vous nous dites-là, Néry ? demanda Jacques Lemil.

— Vrai ? Je voudrais bien avoir menti, Lemil ! répondit le pauvre père, avec un sanglot. Nous n’avons que cet enfant… S’il meurt, continua-t-il, en tendant le poing vers Martin Corbot, s’il meurt, notre unique enfant, tu seras pendu, sale bossu ; oui, pendu par le cou, jusqu’à ce que mort s’en suive. Et nous irons tous te voir pendre, tous ! Puis, lorsque ton corps mal charpenté tombera sous la trappe, nous entonnerons une chanson à boire. Car, Dieu sait si le village sera bien débarrassé d’une vermine comme toi, l’boscot !

Le colosse était fou de douleur. Tout en parlant, il essayait de rejoindre Martin Corbot ; s’il l’eut rejoint, une tragédie s’en fut suivie.

— Néry, intervint Arcade Carlin, en s’adressant au colosse et essayant de le calmer, vous feriez mieux de retourner auprès de votre enfant… mourant peut-être. Martin Corbot… nous ne l’avons pas ménagé, croyez-le… il a dû recevoir une leçon, dont il se souviendra longtemps.

— Mais, si mon enfant meurt !… sanglota le colosse.

— Martin Corbot sera pendu alors ! hurla la foule.

— Venez, Néry ! dit Jacques Lemil. Carlin et moi, nous allons vous reconduire chez-vous, et si nous pouvons vous rendre quelque service, nous le ferons de grand cœur. Venez !

Comme un enfant, le colosse se laissa emmener chez lui. Mais la foule, sympathique, put l’entendre sangloter, tout en marchant entre Arcade Carlin et Jacques Lemil.

Alors, tranquillement, silencieusement, chacun retourna chez lui ; l’boscot resta seul sur le trottoir. Cet abandon de tous eut affecté douloureusement tout autre que Martin Corbot.