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le mystérieux monsieur de l’aigle

— Vous avez le cœur gai, ce matin, mon oncle !

— Théo ! D’où viens-tu donc ?

— De par là…

— De par là, dis-tu, Théo ? Mais, où cela ?

J’ai trouvé l’eau si belle
Que je m’y suis baigné, chanta Magdalena.

— Ah ! Je vois… Mais, tu fais bien attention, n’est-ce pas ? demanda Zenon Lassève. Tu ne sais pas nager, ne l’oublie pas ; si tu arrivais dans quelque trou… Il y a le trou aux marsouins, non loin d’ici…

— Ne craignez rien, mon oncle. Je connais les bons endroits pour me baigner… Mais, je disais, tout à l’heure, que vous paraissiez avoir le cœur gai, ce matin. Je vous entendais chanter, de l’endroit où je me baignais.

— Sans doute que j’ai le cœur gai ! répondit Zenon, en souriant. Pourquoi pas ?… N’es-tu pas heureux, toi aussi, Théo ?

— Heureux ? Certes, je le suis ! Il n’est pas d’endroit au monde de plus beau, de plus pittoresque que la Pointe Saint André !

— Beau… pittoresque… Plus que pratique, je crois, fit Zenon en riant. Ces rochers …

— Puisque nous trouvons à gagner notre vie ici, mon oncle, pourquoi nous plaindrions-nous, je vous le demande ?

— Tu as raison, mon garçon ! Nous sommes devenus pêcheurs à la ligne, toi et moi ; de plus, grâce à notre chaloupe La Mouette, nous gagnons aussi beaucoup d’argent à conduire les excursionnistes aux îles Pèlerins, de temps à autre.

— Que pourrait-on désirer de plus… ou de mieux, oncle Zenon ? Et puis, depuis un mois seulement que nous sommes ici, nous possédons une bonne maison à nous…

— Une hutte, tout au plus…

— Mais, oui ! Notre propriété est connue sous le nom de La Hutte ; même les habitants de Saint André la nomment ainsi.

— Dans tous les cas, nous sommes propriétaires, et tant que durera l’été, nous n’aurons aucune raison de nous plaindre, bien sûr. L’hiver, par exemple, ce sera toute autre chose, je le crains fort.

— L’hiver, mon oncle ? Je ne redoute pas l’hiver.

— Non, sans doute ; mais c’est parce que tu es jeune et que tu es, naturellement, porté à voir tout en rose. Pourtant, l’hiver, ici, ça ne manquera pas d’être rude… pour ne pas dire ennuyant… À moins que…

— À moins que… quoi, oncle Zenon ?

— À moins que nous nous achetions un cheval, à l’automne.

— Un cheval ? Mais, mon oncle…

— Écoute, Théo ! Lorsque le fleuve St-Laurent ne charriera plus que des glaces, que nous ne pourrons plus nous livrer à la pêche, ni nous distraire par des promenades en chaloupe, un cheval et une voiture…

— Mais, il n’y a pas de chemin de voiture, même de piéton sur cette pointe !

— L’hiver, il y en aura un, car la neige nivelle tout, et l’été prochain j’en ferai un chemin, à coups de pique. Oui, un cheval, ça va nous devenir presqu’indispensable, l’hiver, et aussitôt que j’en trouverai un à acheter à un prix raisonnable, je le ferai. Je crois que nous allons faire joliment d’argent, cet été, tu sais, Théo, avec la pêche et ces traversées aux Pèlerins… D’ailleurs, il ne faut pas risquer d’être pris par l’ennui durant le long hiver.

— L’ennui ?… Pour ma part, oncle Zenon, je sais bien ce que je ferai durant nos longues soirées d’hiver ; je vais me livrer à l’étude de la botanique. Peut-être même ferez-vous ces études avec moi ?

— Moi, Théo ? répondit Zenon en riant.

— Pourquoi pas ? demanda Magdalena. Et puis, pour chasser l’ennui, mon oncle, j’ai ma mandoline, que vous m’avez achetée, à la Rivière-du-Loup, pour remplacer celle que j’ai dû laisser à G. …

— Ah ! s’écria Zenon, si j’avais pu t’acheter aussi un piano, pour remplacer celui que tu as laissé, au village, là-bas ! Je suis sûr que tu t’ennuies souvent de ton piano, hein, Théo ?

Une ombre légère parut, un instant, sur le visage de Magdalena ; mais, presqu’aussitôt, elle sourit, afin de ne pas peiner son père adoptif.

— Ma mandoline me suffit, dit-elle. Et voyez comme elle m’est utile, non seulement à me distraire, mais pour satisfaire le caprice de ceux que nous traversons aux Pèlerins. Vous le savez, plus d’un excursionniste m’a demandé déjà d’apporter ma mandoline, afin d’en jouer et de chanter, durant la traversée ; cela leur donne, disent-ils, l’illusion d’être en gondole et de se promener à Venise. Et Magdalena rit d’un grand cœur.

— Oui, c’est vrai, répondit Zenon, en riant, lui aussi.

— Théo ! Théo ! Aie ! Théo !

C’est un appel, venant du côté opposé à l’endroit où se tenaient Magdalena et Zenon ; c’est-à-dire, du côté du village de Saint-André.

— Des excursionnistes aux Pèlerins, sans doute, fit Zenon.

— Oui, je viens ! répondit la jeune fille.

Escaladant sans peine les rochers, elle arriva bientôt à l’endroit d’où lui était parvenu l’appel.

— Tiens ! Bonjour, Séverin ! fit-elle, en portant la main à sa casquette. Qu’y a-t-il pour votre service ?

Séverin Rocques était un homme du village de Saint-André ; en plus d’une occasion déjà, il avait donné aux habitants de la pointe des preuves d’intérêt et d’amitié, et même, un jour que Zenon et Magdalena étaient allés au village, par affaire, il avait insisté à les garder à souper chez lui. Séverin était célibataire ; il vivait seul, dans une maisonnette proprette, avec sa vieille mère.

— Ce sont ces dames qui désirent aller aux Pèlerins, répondit-il, en désignant deux maigres et sèches Anglaises, qui venaient de franchir le rocher sur lequel se tenait Magdalena.

— C’est vous être Théo, le batelier ? demanda l’une de ces dames.

— Oui, Madame, répondit Magdalena, tout en échangeant un regard avec Séverin, qui riait dans ses barbes.