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le mystérieux monsieur de l’aigle

Claude lui avait laissée ; mais rien ne pouvait la consoler, rien !

Et tandis que Zenon Lassève, dehors, chantait à plein gosier, tout en plantant des clous dans la porte qu’il était à faire pour son futur atelier, affaissée sur le siège qu’avait occupé Claude de L’Aigle, durant sa trop courte visite à La Hutte, Magdalena pleurait silencieusement.

VIII

REX

C’était une grande affaire que l’installation du piano de L’Aiglon, à La Hutte ; une bonne affaire aussi et, dès le premier soir, Magdalena jouissait pleinement du plaisir de jouer de cet instrument qu’elle aimait tant. Et les soirs suivants, ce fut la même jouissance. Placée devant le piano, tandis que Zenon et Séverin causaient ensemble, elle déchiffrait des parties d’opéras, passe-temps excessivement agréable pour elle, puisqu’elle lisait si facilement la musique, à première vue.

— Théo, chante-nous donc cette partie des Cloches de Cornéville, que tu as chantée avec M. de L’Aigle, à bord de L’Aiglon, demanda Zenon, certain soir. C’était si joli !

Mais cela, Magdalena ne le pouvait pas ; elle savait d’avance que la voix lui manquerait, aussitôt qu’elle essayerait de chanter la première note de cet opéra qu’elle et Claude avaient chanté ensemble. Alors, pour ne pas mécontenter son père adoptif, elle chanta autre chose, croyant le tromper ainsi.

— Ce n’est pas cela que je voulais dire, Théo, annonça Zenon ; mais ce que tu viens de chanter, c’est aussi très beau.

— Beau ! Vous l’avez dit, M. Lassève ! s’écria Séverin. Quelle belle voix tu as, Théo ; on dirait une voix parfaite de femme.

À cause de la présence du piano à La Hutte ; à cause aussi du degré d’intimité qui existait entre les Lassève et Séverin, on n’avait pu cacher à ce dernier, plus longtemps, ce qui concernait Claude de L’Aigle, tout en lui faisant promettre de n’en souffler mot à âme qui vive. Séverin avait promis de se taire et on pouvait se fier à sa promesse ; comme celle de tout honnête homme, sa parole valait de l’or.

Inutile de dire si Séverin avait été étonné d’apprendre qu’il y avait un si splendide domaine que L’Aire sur la Pointe Saint-André ; ce domaine, personne, au village, n’en soupçonnait même l’existence.

On était au 10 octobre. Il était temps de livrer à l’entrepreneur de la Rivière-du-Loup le reste de sa commande, c’est-à-dire les deux croix et la couronne, que Magdalena avait terminées.

— Séverin, dit-elle, un soir, au moment où le brave garçon se disposait à retourner chez lui, après avoir travaillé comme dix, toute la journée, à la construction nouvelle, nous voulons dire à l’aile, ce sera demain le 10 du mois. Les croix et la couronne de fleurs cirées étant terminées, ne serait-ce pas le temps de les livrer à l’entrepreneur de la Rivière-du-Loup ?

— Bien sûr ! s’écria Séverin. Demain, ça ne sera pas trop tôt. J’irai donc à la Rivière-du-Loup… Mais… j’y songe !… Pourquoi ne m’accompagneriez-vous pas, tous deux ? Hein, M. Lassève ?

— Je pourrais difficilement laisser mes travaux… commença Zenon.

— Nous travaillerons double, après demain, M. Lassève, si vous voulez prendre un congé demain. Venez ! Vous pourrez juger, par vous-même, des qualités de Rex. Il va nous mener à la Rivière-du-Loup et nous en ramener en un crac !

— Mon oncle, dites « oui » ! implora Magdalena. Pensez-y ! Une si belle promenade, et le temps est si beau !

— Mais, Séverin, dit Zenon, en riant, je croyais que vous vouliez tenir « Théo, le fleuriste » dans l’ombre et le mystère, ou, du moins, incognito !

— C’est vrai… murmura Séverin. Je ne tiens pas à ce que l’entrepreneur le voie… Je lui ai dit que j’étais l’agent de « Théo, le fleuriste » et… Ah ! Tiens ! Voici : arrivés à la Rivière-du-Loup, je vous conduirai tous deux chez Mme Fabien, une amie de ma mère. Moi, je me rendrai chez l’entrepreneur, puis j’irai vous rejoindre ensuite. Nous dinerons chez Mme Fabien… moyennant finances, c’est entendu, car elle n’est pas bien fortunée cette bonne dame. Mais, Théo, si jamais tu n’as mangé des œufs pondus du matin ; du miel sentant le trèfle ; du beurre goûtant la crème, la vraie crème, je t’assure que tu vas te régaler chez Mme Fabien !

— L’eau m’en vient à la bouche, Séverin ! s’écria Magdalena, en riant.

— Vous l’aimerez, cette amie de ma mère, je vous l’assure, M. Lassève ! Quant à toi, Théo, je prédis que Mme Fabien va vouloir t’embrasser sur les deux joues, en t’apercevant !

— Je l’aime déjà cette bonne Mme Fabien, sans même l’avoir vue, dit la jeune fille en souriant. D’ailleurs, n’était-elle pas l’amie de Mme Rocques, que je chérissais tant.

— Ainsi, c’est décidé ? Vous m’accompagnerez à la Rivière-du-Loup, M. Lassève, Théo ?

— Pourrions-nous refuser une si belle offre ! s’exclama Zenon.

— Cher oncle ! s’écria Magdalena, entourant de ses bras le cou de Zenon. Ça m’aurait fait tant de peine, si vous aviez refusé ! Et, Séverin… j’ai quelque chose à vous demander…

— « Demandez et vous recevrez » a dit le Seigneur.

— Oui, je sais… Eh ! bien, voici : me laisserez-vous conduire le cheval ? Que ça me ferait plaisir !

— Impossible, mon garçon, impossible ! protesta Zenon. Tu n’as jamais conduit un cheval de ta vie, et Rex…

— Rex ?… On peut le conduire avec un fil, M. Lassève, répondit Séverin.

— Tout de même…

— Écoutez, M. Lassève ! Si Théo désire conduire Rex, laissez-le faire. Je serai assis à ses côtés et lui donnerai sa première leçon. Ne craignez rien ; je vous promets que tout ira bien.