Le jeune homme se leva, décidé à regarder la mort en face. La lune brillait dans tout son éclat et Jean vit immédiatement que le glaçon avait rencontré d’autres glaçons, auxquels il s’était vite cimenté… Il vit un champ de glace… et… mais… l’île… l’île de tout-à-l’heure… l’île, dont il s’était cru éloigné… elle était là !… Il reconnut ses contours rocheux ; de fait, l’île semblait n’être qu’un amoncellement de roches… Le glaçon ne s’était donc pas dirigé vers la haute mer ?… Il s’était donc rapproché de l’île plutôt ?… Jean calcula qu’une distance de moins d’un mille et demi le séparait de l’île, et cette distance, il pourrait la franchir à pied, quoique sur des glaces mouvantes. Sans doute, il rencontrerait de grandes mares d’eau mais il les franchirait sur son bateau, et quand la glace lui semblerait solide, il ferait le portage. Il y allait de sa vie ; il n’y avait pas à hésiter… Déjà, le froid engourdissait ses membres ; il fallait tout risquer !
— Viens, Léo ! dit-il à son chien. Nous allons essayer de gagner l’île !
Le chien sauta sur la glace, à la suite de son maître, mais bientôt, il prit le devant, comme pour lui indiquer la route à suivre. Jean marchait sur la glace mouvante, en traînant sa baleinière. Ce qu’il avait prévu arriva : une large mare d’eau coupait la route. Alors, Jean mit son bateau à l’eau et il se fraya un chemin à travers les glaces comme il le put, n’ayant pas de rames pour diriger son embarcation.
La mare d’eau passée, le jeune aventurier sauta de nouveau sur la glace et tira son bateau après lui. Un chemin de biais, qu’on eût dit tracé, semblait conduire directement et sans interruption à l’île ; dans ce chemin Jean s’engagea.
Il marchait depuis quelques secondes dans le chemin de biais, Léo toujours le précédant, quand, tout à coup, le chien s’arrêta, puis il se mit à reculer, se jetant dans les jambes de son maître et donnant tous les signes d’une grande terreur.
— Qu’y a-t-il, Léo ? demanda Jean. De quoi as-tu peur, pauvre bête ?
Le chien, comme pour répondre à son maître, se mit à geindre tout bas, les yeux fixés sur un objet que Jean n’apercevait pas encore… Celui-ci regarda autour de lui… Rien, du côté de la mer… L’île était à moins d’un mille maintenant ; Jean en distinguait tous les contours… Oui, ce n’était qu’un amoncellement de roches ; on entrevoyait, à la lueur de la lune, des cavernes profondes, de sombres ravins… vers la gauche, le jeune homme vit un ravin dont l’apparence avait quelque chose de tout à fait sinistre… De fait, ce ravin était connu sous le nom « égayant » de « Sinistre Ravin ».
Soudain, une exclamation de surprise mêlée de terreur vint aux lèvres de Jean Bahr : à l’entrée du ravin, un spectre lui apparut… Un spectre hideux et menaçant… Un spectre qui le bras tendu semblait lui défendre d’approcher…
Les yeux fixés sur le spectre, comme fasciné, Jean s’avança sur l’île… Il avait pris Léo dans ses bras, car le chien ne voulait pas faire un pas, tant sa frayeur était grande. Imprudemment, très-imprudemment, Jean avait abandonné son bateau ; la vue du spectre lui ayant fait perdre légèrement la tête.
Voici le rivage enfin ! Encore quelques pieds à franchir seulement, et Jean atterrira… malgré tous les spectres… de la terre !…
À ce moment, ses pieds arrivèrent dans le vide : occupé à considérer le spectre et le cœur rempli d’une superstitieuse terreur, il n’avait pas regardé à ses pieds… Une mare d’eau était là… et Jean Bahr s’y enfonça, toujours tenant son chien dans ses bras…
Jean ne savait pas nager, et il comprit que cette fois, c’était fini. Périr à quelques pieds seulement du rivage !… Il revint à la surface durant l’espace de quelques instants ; mais ces quelques instants suffirent pour le rendre témoin d’une chose extraordinaire et terrifiante : le Spectre du ravin s’avançait vers lui !… Jean voyait flotter dans l’air de la nuit ses longues draperies blanches… Le Spectre glissait — ou il flottait — sur les rochers formant la charpente de l’île ; le bras toujours tendu, il menaçait le jeune homme jusqu’à la fin…
Jean Bahr s’enfonça, de nouveau, dans les eaux glacées du golfe Saint-Laurent, qui se refermèrent sur lui.
CHAPITRE V
MARIELLE
Cette île près de laquelle venait de disparaître Jean Bahr, n’était réellement qu’un amoncellement de roches et, sans doute, elle était inhabitée. Aucun bruit ne s’en élevait, d’ailleurs, si ce n’est le cri des oiseaux aquatiques du golfe Saint-Laurent, le babil de quelque ruisseau, ou le gémissement du vent passant sous la voûte des cavernes de l’île. L’île avait une singulière apparence, car, aux flancs de ces roches superposées on distinguait des grottes profondes, des coulées qui semblaient sans issue, des ravins sombres et mystérieux.
Or, sur cette île qui paraissait complètement inhabitée, dix jours avant les événements racontés plus haut, un homme cheminait par un étroit sentier. Il marchait vite, très vite même, car il était en retard. Où allait-il ?… Aucune maison n’était en vue… Le chemineau marchait vers un but déterminé, cependant, et bientôt, on eut pu le voir se diriger vers une maison de rustique apparence et peinturé de rouge. Bâtie pièce sur pièce, les joints cimentés de glaise, cette maison, surmontée d’un toit de chaume, était d’assez grande dimension ; on devinait que les pièces à l’intérieur, devaient être spacieuses. On parvenait à cette maison par une véritable forêt de pins. En arrière de la maison, on distinguait quelques bâtiments blanchis à la chaux, et, entre ces bâtiments et la maison était un grand jardin potager.
Il était six heures du soir et l’obscurité était profonde ; seules, les lumières brillant à l’intérieur de la maison guidaient les pas de celui qui nous intéresse, pour le moment. S’engageant dans la forêt de pins, il parvint bientôt à une porte de côté qu’il ouvrit, et il se trouva alors dans une vaste cuisine qu’éclairaient vivement deux lampes suspendues au plafond. Un poêle à trois ponts jetait une bienfaisante chaleur dans la pièce, et, qu’elle était la bien-