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plus prolongé que les deux autres, passait pardessus le « Manoir-Roux ».

— Père ! Père ! s’écria Marielle, en se jetant dans les bras de Pierre Dupas. Le Spectre ! Le Spectre du ravin !

Pierre Dupas et Jean avaient pâli tous deux ; c’était lugubre aussi, ce cri dans la nuit !

— C’est le vent. Marielle, parvint à articuler Pierre Dupas.

— Non ! Non ! cria Marielle. Ce n’est pas le vent, et vous le savez bien, père !… J’en ai le pressentiment, un terrible malheur va fondre sur nous… et… père… M. Jean… il s’en va… Il va nous quitter… Il part demain… pour toujours ! et la pauvre petite éclata en sanglots.

— Comment ! Jean, vous allez quitter l’île ?… Pourquoi ?… Vous m’avez dit déjà pourtant que vous étiez parfaitement heureux ici !

Mlle  Marielle, demanda Jean, est-ce que cela vous ferait de la peine de me voir partir ?

— Ah ! vous le savez bien, M. Jean !… Après mon père, c’est vous que j’aime le plus au monde !

— Plus que M. Maurice Leroy, alors ?

— M. Maurice Leroy ! s’écria Marielle, très-étonnée. Certes, M. Maurice est un aimable compagnon ; mais… Oh ! M. Jean, ne quittez pas le Rocher aux Oiseaux !… J’ai le pressentiment d’un terrible malheur, et vous ne serez pas là pour me protéger !

— Je ne quitterai pas le Rocher aux Oiseaux, Mlle Marielle, je vous le jure !… Ce malheur, que vous dites pressentir, n’arrivera pas, j’en suis certain ; tout de même, je resterai sur cette île.

— Vous le promettez, M. Jean ?

— Je le promets !… Bonne nuit, Mlle Marielle ! Bonne nuit, M. Dupas ! J’espère que Mlle Marielle pourra dormir, et oublier ses noirs pressentiments.

— Bonne nuit, M. Jean ! répondit Marielle.

— Bonne nuit. Jean, mon garçon ! ajouta Pierre Dupas. À demain !

— À demain ! répéta Jean Bahr. Puis il quitta le « Manoir-Roux » et se dirigea vers le « Gîte ».

Le lendemain, le soleil se leva radieux, dans un firmament sans nuages et Jean se dit qu’il eut fait une sottise s’il eut quitté l’île… D’ailleurs Marielle ne lui avait-elle pas dit qu’elle l’aimait plus que tout au monde, après son père ?… Sachant cela, aurait-il pu partir et laisser sa bien-aimée sur le Rocher aux Oiseaux ?…

Vers les dix heures de l’avant-midi. Marielle et son père vinrent au magasin, en voiture. La jeune fille était un peu pâle, mais elle sourit en apercevant Jean.

— Je suis venue chercher quelques provisions, dit-elle. Je voulais m’assurer, en même temps, que vous n’aviez pas quitté le Rocher aux Oiseaux, M. Jean.

— J’avais promis, Mlle Marielle, répondit Jean. Je n’ai plus du tout envie de partir… Le Rocher aux Oiseaux n’est-il pas le plus bel endroit de la terre, surtout quand le temps est admirable comme aujourd’hui ?

Marielle se fit donner les provisions dont elle avait besoin, puis elle sortit du magasin, suivie de Jean, qui portait les articles que la jeune fille venait de se procurer ; ces articles, il les déposa dans la petite voiture. Jean caressa les chèvres de Marielle et il demanda :

— Comment se comportent vos chèvres, Mlle Marielle ?

— Bien. Très bien même ! Elles sont dociles toutes deux et je les aime. Je les ai nommées « Brise » et « Bise » les trouvez-vous jolis ces noms, M. Jean ?

— « Brise » et « Bise » ; oui, c’est joli ! répondit Jean.

— À ce soir, M. Jean ! dit Marielle, en saisissant les rubans. Je n’attends pas mon père ; il préfère rester au magasin ce matin.

Puis, au moment de partir, elle ajouta :

— Ne manquez pas de venir veiller avec nous, ce soir… souper aussi, si vous le pouvez. J’invite Léo tout spécialement.

— Merci, Mlle Marielle, j’irai veiller avec vous assurément, et j’emmènerai Léo, répondit Jean. À ce soir donc !

— À ce soir ! répéta la jeune fille, puis elle commanda son fringant attelage, qui partit, d’un bon trot, dans la direction du « Manoir-Roux ».


CHAPITRE XVII

CHEZ LES FOLAVOINE


Tout n’était pas riant à la « Villa Riante », demeure des époux Folavoine et de leur fils Barnabé.

Tout d’abord, c’est à contre-cœur que M. Folavoine avait quitté la ville de Montréal pour venir passer l’été sur le Rocher aux Oiseaux.

— Mais, avait-il dit à l’un de ses amis, que voulez-vous que j’y fasse ? Quand Félicie (Mme Folavoine portait ce nom réjouissant) se met quelque chose dans la tête, il faut que j’y passe… sans quoi, elle me fait des scènes… et, moi, des scènes, vous savez !…

Et Mme  Folavoine de dire, de son côté :

— C’est un sacrifice que je fais, et un grand, d’aller passer l’été sur cette île, croyez-le ; mais Isidore mon mari y tient. Il dit que c’est dans l’intérêt de notre fils que nous allons au Rocher aux Oiseaux… et quand il s’agit de l’avenir et du bonheur de son fils unique !…

Ceci demande des explications, que nous allons donner le plus brièvement possible.

Barnabé Folavoine, à la mort de ses parents, hériterait de leur argent et de leurs biens. Ce garçon, qui n’avait pas voulu faire un cours d’études, savait lire et écrire un peu ; voilà tout. Il vivait aux dépens de son père, n’ayant ni profession ni métier : mais, ni Monsieur ni Madame Folavoine n’était inquiet au sujet de l’avenir de leur fils unique ; il hériterait d’une si belle fortune, au décès de ses parents et, en attendant, « il n’était pas dehors » pour parler comme les Folavoine.

Cependant, si Barnabé se décidait à se marier ?… Les Folavoine voulaient bien loger leur fils, le nourrir, le vêtir et même lui fournir de la menue monnaie pour ses folles dépenses ; mais, ces avantages qu’ils accordaient à leur fils, ils n’étaient guère décidés à les faire partager par sa femme ou par ses enfants, si un jour il voulait se marier. Il est vrai que, jusqu’ici, Barnabé n’était amoureux de personne… mais on ne connaît pas l’avenir… Si le cœur de leur fils allait parler un jour !… Il semblait donc prudent de pré-