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monceau de cendres !… Des larmes coulaient sur les joues du jeune homme en contemplant cette destruction.

Toute la nuit, Jean et Maurice veillèrent aux alentours des villas détruites. Il ne fallait pas risquer que le feu prit à l’herbe ou aux arbres ; c’eut été une terrible catastrophe, car bientôt, le « Manoir-Roux », la chapelle, le « Gîte », les hangars, le magasin et la « Villa Marielle » (qui était presqu’achevée) y passeraient.

Les Brassard, les Rust et les Paris avaient été logés, tant bien que mal, soit au « Manoir-Roux », soit au « Gîte ».

À neuf heures, le lendemain matin, M. et Mme Brassard et leur famille, M. Rust et sa fille, MM. Paris père et fils partaient du Rocher aux Oiseaux. Ce fut un triste départ, car on se disait qu’on ne se rencontrerait peut-être plus. Mlle Solange devait partir dans huit jours, avec ses domestiques.

Un soir, Pierre Dupas arriva au « Gîte », où Jean veillait seul avec Max, qui était légèrement indisposé. Maurice était allé veiller au « Manoir-Roux ».

— Jean, dit Pierre Dupas, je viens vous annoncer que nous allons, ma femme et moi, quitter le Rocher aux Oiseaux… Nous partirons pour Montréal, dans deux jours, avec tante Solange.

— Vraiment ! s’écria Jean, très surpris, à coup sûr.

— Il le faut ! dit Pierre Dupas. Le Docteur Le Noir, quand il est venu ici, il y a quelque jours, m’a fait comprendre que Mme Dupas allait mourir, ou perdre la raison, sur cette île… Il lui faut de la distraction à ma femme, et le médecin m’a fortement conseillé de partir… Peut-être les distractions de la ville lui feront-elles oublier les tristes événements de ces derniers temps.

— Pauvre Mme Dupas ! murmura Jean.

— Il me ferait beaucoup plaisir de savoir que le « Manoir-Roux » ne serait pas abandonné, Jean, reprit Pierre Dupas. Pourquoi n’allez-vous pas y demeurer tous ensemble, vous, Maurice, M. Jambeau et Max ?… Nounou ne veut pas quitter le Rocher, et vous vivrez très confortablement au « Manoir-Roux ».

— Votre offre me tente, M. Dupas ; et, pour ma part, je l’accepte, avec remerciements… Vous en coûte-t-il de partir du Rocher aux Oiseaux ?

— Non. Quelqu’un qui m’eut dit qu’un jour viendrait où je quitterais ma chère île sans regret, je ne l’aurais pas cru… Certes, j’éprouve bien quelques serrements de cœur, je l’avoue ; mais, j’ai tant souffert ici que, moi-même, je sens le besoin de partir…

— Quand partirez-vous ? demanda Jean.

— Nous partirons après-demain… N’est-ce pas que vous et Maurice, Max aussi, viendrez souper et veiller avec nous, demain ?… Qui sait quand nous nous reverrons ?… Qui sait si nous nous reverrons jamais, Jean ?

La veillée au « Manoir-Roux » se prolongea jusqu’à fort tard. Mme Dupas avait l’air un peu mieux, rien qu’à la pensée de partir. Mlle Solange sut mettre une note gaie dans la veillée, en racontant plusieurs anecdotes originales. Quant à Pierre Dupas, quoiqu’il eut dit à Jean qu’il ne lui en coûtait pas trop de partir, le contraire était évident. Car Pierre Dupas ne se lassait pas de raconter son arrivée sur le Rocher aux Oiseaux, jadis ; il parlait de la construction du « Manoir-Roux » ; il racontait sa première chasse aux morses, etc., etc.

« Ce pauvre M. Dupas ! pensaient M. Jambeau, Jean et Maurice. Le cœur lui fait bien mal de quitter son île ; mais il essaie de cacher sa peine, afin de ne pas contrister sa femme. »

Le lendemain, quand M. et Mme Dupas, ainsi que Mlle Solange furent partis, Jean éprouva une morne tristesse et, pour la première fois peut-être depuis qu’il habitait le Rocher aux Oiseaux, un terrible ennui. Or, l’ennui est le plus intolérable des maux ; rien n’est pitoyable comme une personne qui trouve le temps lent à passer. L’ennui est pire que la maladie, et même, pire que la mort.


CHAPITRE XVI

QU’EST DEVENUE LA REINE DU ROCHER ?


Jean Bahr fut tenté de proposer à M. Jambeau à Maurice Leroy et à Nounou de partir, de quitter l’île tous ensemble et de s’en aller vivre parmi leurs semblables… Pourtant, un quelque chose d’indéfinissable semblait le retenir sur le Rocher aux Oiseaux, et d’ailleurs, quatre ou cinq jours après le départ des Dupas, le spleen de Jean s’envola à tire d’ailes. Il y avait la « Villa Marielle » à terminer, et quoique Marielle eut disparu, de la villa portant son nom et qu’il avait construite pour sa bien-aimée, il ferait une sorte de monument érigé en sa douce mémoire.

Comme M. Jambeau s’ennuyait ferme au « Manoir-Roux », Jean et Maurice, accompagnés de Max, allèrent s’y installer, aussitôt qu’ils le purent, Jean n’emportant que ses livres traitant de l’Architecture, et Maurice emportant son violon et sa musique en feuilles. Quant à Max, il fut chargé de déménager Brise et Bise, ainsi que Toute-Blanche, aussi les volailles.

Enfin, l’installation étant complétée, M. Jambeau, Jean, Maurice, Max, Nounou et Firmin, chacun s’occupant à sa manière et le plus agréablement possible, attendirent l’automne, qui ne pouvait tarder, car, déjà il gelait la nuit, et le firmament avait revêtu cette teinte blafarde qui caractérise le commencement de la morte saison.

L’automne, c’est triste partout, dans les villes comme dans les campagnes… Sur le Rocher aux Oiseaux, ce n’était pas folichon… surtout après le départ du dernier bateau qui mettait en communication l’île avec le reste du monde.

Le salon du « Manoir-Roux » avait été converti en bibliothèque. Sur des rayons couvrant tout un pan du mur, les livres de M. Jambeau avaient été installés. Mais, comme on préférait se tenir dans la salle d’entrée, on apportait les livres dans cette pièce et l’on passait de longues veillées agréablement à lire et à faire un peu de musique. Comme Jean possédait une bonne oreille lui permettant d’improviser d’assez jolis accompagnements, c’est lui qui accompagnait Maurice au piano quand celui-ci jouait le violon.

M. Jambeau occupait l’ancienne chambre à coucher de Marielle ; celle qu’elle avait dû céder à Mme Dupas, on s’en souvient. Le boudoir qui était attaché à cette pièce servait de chambre à coucher à Firmin.