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Page:Bourget - Discours de réception à l’Académie française, 1895.djvu/13

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À L’ACADÉMIE FRANÇAISE

voir du milieu social où il se trouvait jeté que la médiocrité bourgeoise des mœurs, que le terre-à-terre de la politique des intérêts, que la pauvreté de l’événement quotidien, et il se révolta là contre. Dans un sursaut immédiat de sa sensibilité aussitôt meurtrie et froissée, il condamna toute son époque à la fois, et la vie avec elle, encore enfoncé dans cette rébellion et dans ce pessimisme par l’influence d’un ami chez lequel il rencontra un exemplaire, amplifié jusqu’au génie, de ses mélancolies et de ses déceptions. Vous devinez, Messieurs, que je veux parler du grand romancier dont la jeunesse intellectuelle fut si étroitement unie à la sienne qu’elles ne peuvent pas être séparées : Gustave Flaubert.

Flaubert, alors dans toute la splendeur de son précoce talent, avec sa beauté de jeune chef normand et l’apparence de sa vigueur intellectuelle et physique, était cependant la victime du même déséquilibre que Du Camp. Lui aussi souffrait de la maladie du siècle, mais avec une intensité que les difficultés de son destin justifiaient, hélas ! plus complètement. Il semblait que la nature se fût complu à ramasser, dans le futur auteur de Madame Bovary, toutes les antithèses, comme pour en faire le peintre prédestiné des pires angoisses de son âge. Elle avait voulu que cet affamé de gloire littéraire naquît et grandit en province, et qu’il dût y rester emprisonné, au moment même où toute la vie artistique de la France affluait au centre, de telle sorte qu’il fût solitaire deux fois, et dans son pays, par son excès de culture, et à Paris, par sa sauvagerie et par sa sensibilité. Elle avait