Page:Bourget - Drames de famille, Plon, 1900.djvu/267

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

à l’heure, les réflexions que ce prix du luxe soulevait en lui. Six heures sonnaient qu’il était encore là, finissant de noircir sa douzième feuille. Sa chronique du lendemain était achevée. Il la relut, avec un mélange singulier de fierté et de mélancolie : pour la première fois, depuis des années peut-être, il venait de composer un morceau dont il n’était pas secrètement honteux. C’est qu’il l’avait écrit pour se plaire à lui-même et non par devoir, comme il avait rêvé jadis d’écrire et ses vers et ses romans, quand il venait causer ou griffonner dans ce modeste café, plus de trente ans auparavant. Cette impression, qui s’accordait si complètement au reste de sa journée, aurait encore renforcé Le Prieux dans son désir d’épargner à sa fille les chagrins d’une destinée manquée, si ses nerfs n’eussent été tendus à ce degré où l’être entier n’est que volonté et qu’énergie. C’était même cette surexcitation de toute sa personne qui lui avait rendu le temps insupportable et qu’il avait comme trompée en écrivant, — par un de ces phénomènes d’automatisme professionnel, qui sont de tous les métiers, et qui prouvent, entre parenthèses, combien notre gagne-pain devient réellement une seconde nature, l’instinct en nous d’une véritable espèce sociale. Cette diatribe contre le luxe et son esclavage n’avait pas eu que ce résultat de faire passer deux heures au journaliste. Elle allait agir sur lui de deux manières, — par autosuggestion d’abord, comme il arrive aux littérateurs, si aisément intoxiqués de leurs propres phrases, — ensuite, par le rappel des