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Page:Bourget - Drames de famille, Plon, 1900.djvu/301

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des odeurs d’iode et de vin aromatique, de phénol et de chloroforme, et sa vieille expérience commençait d’endoctriner ma jeune étourderie. — « Tu ressembles à ton grand-père… » disait-il. « Je l’ai beaucoup connu. Il était taillé pour vivre cent ans. Il n’a jamais voulu m’écouter… Je lui répétais : l’estomac est la place d’armes du corps. Mangez à des heures régulières. Ne lisez pas après avoir mangé. Faites de l’exercice… Il se moquait de moi. Je l’ai enterré en 1847. Prends exemple… Regarde-moi. Je n’ai qu’un poumon, j’ai été considéré comme perdu, et j’étais perdu. Je vis, parce que je l’ai voulu et que j’ai raisonné… J’ai mesuré la capacité de mon thorax, et voilà cinquante-cinq ans, tu m’écoutes, que je prends, à chaque repas, juste le poids d’aliments qu’il faut pour que la digestion ne fasse pas travailler mes muscles avec excès… Et ainsi de suite… » Et c’était vrai que cette étonnante régularité d’habitudes faisait de lui une figure de la plus pittoresque originalité. Je revois la salle à manger ensoleillée, où nous allions, mon oncle et moi, le surprendre, après son déjeuner ou son dîner. Sur le dressoir étaient rangées sept petites fioles, bouchées à l’émeri, où il renfermait, chaque lundi, le vieux Bordeaux, exactement dosé, jour par jour, qui devait suffire à sa consommation de la semaine. Je le revois lui-même, croisant ses interminables jambes, et, sous le bas de son pantalon relevé, les renflements du cuir épais des grosses bottes, qu’il ne quittait jamais, par crainte de l’humidité. En