Page:Bourget - Drames de famille, Plon, 1900.djvu/59

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Puis, avec une reprise de politesse qui sentait un dernier reste d’habitudes bourgeoises, il me désigna la seconde des deux chaises : — « Faites-moi le plaisir de vous asseoir, monsieur… » — « En Afrique ? Vous avez donc servi ? » lui demandai-je, après m’être assis, et profitant du joint que sa phrase offrait à mon enquête. Ma question le fît partir aussitôt. Je ne la lui aurais pas posée qu’il m’aurait parlé de même, avec cette loquacité des alcooliques, si douloureuse à suivre, tant on la sent morbide, et qui, tour à tour, précipite ou cherche ses mots. C’est la première forme de ce qui sera, dans trois mois, dans huit jours, demain, le délire expansif avec le dérèglement de sa gloriole et de ses vantardises. Ces confidences du réfractaire ne s’adressaient pas à moi. C’était le monologue, à peine dirigé par mes interrogations, d’un demi-maniaque qui pensait tout haut, la tête troublée déjà par le poison. Il n’en avait pris ce matin-là qu’une dose bien faible ; mais dans son état d’effroyable saturation, cette dose, ce simple litre de vin blanc, suffisait pour qu’il ne pût contrôler ses mouvements qu’à peine, et plus du tout son langage. — « J’ai fait deux congés, » répondit-il, « je devrais être commandant aujourd’hui, et officier de la Légion d’honneur, si je n’avais pas eu ma déveine… Je suis bachelier ès lettres et bachelier ès sciences, monsieur, tel que vous me voyez. J’ai même eu un prix au Concours général… Je garde encore un des bouquins que j’ai reçus. Là, tenez… » — et il me montra, de sa pipe qu’il tira du coin de sa bouche,