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LE DISCIPLE

core farouche et mal apprivoisé, au lieu de la ramener sur mon compte, je me crispai là, sur place, contre cette injustice. À partir de cette minute, une impossibilité de me montrer jamais à elle était née en moi. Je sentis cela aussi, et que lorsque ses yeux se poseraient sur les miens pour y chercher mes émotions, j’éprouverais un irrésistible besoin de lui cacher mon être intérieur.

Ce fut là une première scène, — ce rien peut-il même s’appeler de ce gros nom ? — bientôt suivie d’une seconde que je note malgré son insignifiance apparente. Les enfants ne seraient pas des enfants si les événements importants de leur sensibilité n’étaient pas puérils. J’étais, à cette époque déjà, passionné de lecture, et le hasard m’avait mis entre les mains des volumes très différents de ceux qui se donnaient en prix dans les distributions. Voici comment : quoique mon père, en sa qualité de mathématicien, eût peu de lettres, il aimait quelques auteurs, qu’il comprenait à sa manière ; et, en retrouvant plus tard quelques-unes de ses notes sur ces auteurs, j’ai pu apprécier à quel degré la sensation des littératures est chose personnelle, irréductible, incommensurable, pour emprunter un mot à sa science favorite, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de commune mesure entre les raisons pour lesquelles deux esprits goûtent ou repoussent un même écrivain. Entre autres ouvrages, mon père possédait