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LE DISCIPLE

par le philtre, Frank et sa Belcolore, Hassan et sa Namouna, l’abbé Cassio et sa Suzon, Je n’étais pas capable de critiquer la fausseté romanesque de tout ce décor, ni d’établir un départ entre les portions sincères et les portions littéraires de ces poèmes. Les profondeurs scélérates de l’âme m’apparaissaient à travers les lignes, et elles me tentaient, elles attiraient en moi l’esprit déjà curieux de sensations nouvelles, la faculté d’analyse déjà trop éveillée. Les autres livres dont je vous ai cité les titres tout à l’heure furent pour moi des prétextes à une tentation analogue, quoique moins forte. Devant les plaies du cœur humain que les uns et les autres étalent avec tant de complaisance, j’ai ressemblé, dès ma quinzième année, à ces saints du moyen âge qu’hypnotisait la contemplation des blessures du Sauveur. La force de leur piété faisait apparaître sur leurs mains les stigmates miraculeux, et moi, mon ardeur d’admiration m’a ouvert sur l’âme, à l’âge des saintes ignorances et des puretés immaculées, les stigmates des ulcères moraux dont saignèrent tous les grands malades modernes. Oui, dans ces années où je n’étais encore et toujours que le collégien, ami du petit Émile, et qui se cachait de sa mère pour ses lectures, je me suis assimilé en pensée les émotions que l’enseignement craintif de mes maîtres m’indiquait comme les plus criminelles. Ma rêverie s’est repue des poisons les