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LE DISCIPLE

amoureuses, de s’oublier, de se disperser, de s’abîmer tout entière dans ce qui touchait son cœur, que ce fût un horizon voilé, une forêt silencieuse et jaunie, un morceau de musique joué par sa gouvernante au piano, l’émotion d’une histoire attachante racontée devant elle. Je ne me lassais pas, dès ce début de notre connaissance, de constater le contraste entre l’animal de combat qu’était le comte et cette créature de grâce et de douceur qui descendait les escaliers de pierre du château d’un pas si léger, posé à peine, et dont le sourire était si accueillant à la fois et si timide ! J’oserai tout dire, puisque encore une fois je n’écris pas ceci pour me peindre en beau, mais pour me montrer. Je n’affirmerais pas que le désir de me faire aimer par cette adorable enfant, dans l’atmosphère de laquelle je commençais de tant me plaire, n’ait pas eu aussi pour cause ce contraste entre elle et son frère. Peut-être l’âme de cette jeune fille, que je voyais toute pleine de ce frère si différent, devint-elle comme un champ de bataille pour la secrète, pour l’obscure antipathie que deux semaines de séjour commun transformèrent aussitôt en haine. Oui, peut-être se cachait-il, dans mon désir de séduction, la cruelle volupté d’humilier ce soldat, ce gentilhomme, ce croyant, en l’outrageant dans ce qu’il avait au monde de plus précieux. Je sais que c’est horrible, mon cher maître, ce que je dis là, mais je ne serais