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LE DISCIPLE

Mlle Largeyx, dont les socques glissaient avec peine sur le chemin. L’enfant, lui, tantôt en avant, tantôt en arrière, s’arrêtait ou courait, avec une vivacité de jeune animal, Entre ces deux gaietés, celle du petit Lucien et celle de Charlotte, je me sentais devenir de plus en plus taciturne et sombre. Était-ce l’irritation nerveuse qui nous rend, à de certaines heures, antipathiques à une joie que nous constatons à côté de nous sans l’éprouver ? Était-ce l’ébauche, à demi inconsciente encore, de mon plan futur de séduction, et voulais-je me faire remarquer de la jeune fille par une espèce d’hostilité contre son plaisir ? Durant toute cette promenade, moi qui avais déjà pris l’habitude de causer beaucoup avec elle, je coupai à peine par des monosyllabes les phrases admiratives qu’elle jetait au hasard de la route, comme pour me convier au partage de ses émotions heureuses. De réponses brusques en silences, ma mauvaise humeur devint si évidente que Mlle de Jussat finit, malgré son état d’enthousiasme, par s’en apercevoir. Elle me regarda deux ou trois fois, avec une question sur le bord des lèvres qu’elle n’osa pas formuler, puis ce fut un assombrissement de son mobile visage. Sa gaieté tomba au contact de ma bouderie, peu à peu, et je pus suivre sur cette physionomie transparente le passage par lequel elle cessa d’être sensible à la beauté des choses pour ne plus voir