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LE DISCIPLE

papier, cela s’explique par une formule, cela se prévoit et s’exécute dix fois, vingt fois, cent fois, dix mille fois. Malgré mes énormes lectures, à cause d’elles peut-être, je voyais alors le Jeu des passions comme un schéma de cette simplicité idéale. Je n’ai compris que plus tard combien je me trompais. Pour définir les phénomènes du cœur, c’est au monde végétal qu’il faut emprunter des analogies et non à la mécanique. Pour conduire ces phénomènes, c’est des procédés de botaniste qu’il convient d’employer, de patientes greffes, de longues attentes, de minutieuses éducations. Un sentiment nait, grandit, s’épanouit, se dessèche comme une plante, par une évolution parfois ralentie, parfois rapide, toujours inconsciente. Le germe de pitié, de jalousie et de dangereux exemple déposé par ma ruse dans l’âme de Charlotte devait y développer son action, mais après des jours et des jours, et cette action serait d’autant plus irrésistible que la jeune fille me croyait épris d’une autre et que par suite elle ne songeait pas à se défendre contre moi. Mais pour se rendre compte à l’avance de ce travail et en escompter l’espoir, il aurait fallu être un Ribot, un Taine, un Adrien Sixte, c’est-à-dire un connaisseur d’âmes d’une supériorité souveraine, au lieu que je ressemblais, moi, au promeneur ignorant qui traverse une plaine, et qui, ne sachant pas que la terre recouvre du grain, ne soupçonne