Page:Bourget - Mensonges, 1887.djvu/241

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avec ses beaux yeux tristes cet ami qui s’approche de lui, et dans la main de ce Judas, placée derrière le dos, brille le manche d’un poignard… »

Oui, les mêmes mots ! … Quand il les avait dits à Rosalie, elle avait levé vers lui ses prunelles où se lisait distinctement cette phrase : « Comment peut-on trahir celui qui vous aime ? … » Mais elle ne l’avait pas prononcée, au lieu que Suzanne, après avoir fixé avec une curiosité singulière l’énigmatique femme aux lèvres minces, au regard profond, soupira en secouant sa tête blonde :

— « Et elle a un air tellement doux. C’est effrayant de penser que l’on peut mentir avec une physionomie si pure ! … »

Tout en parlant, elle aussi tournait vers le jeune homme ses prunelles, aussi claires que celles de Rosalie étaient sombres, et il sentit un étrange remords lui serrer le cœur. Par une de ces ironies de la vie intérieure, comme en produit le secret contraste des consciences, Suzanne, heureuse, jusqu’au ravissement, de cette promenade parmi les toiles qu’elles faisait semblant de regarder, s’amusait avec délices de l’impression que sa beauté produisait sur son compagnon, et pas une ombre ne passait sur son bonheur, tandis que lui, le candide enfant, se reprochait, comme une double perfidie, de conduire cette idéale