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Page:Bourget - Mensonges, 1887.djvu/415

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femme, que René n’avait jamais vue, était assise auprès d’elle, brune toute en blanc et parée de bijoux. Trois hommes s’apercevaient dans l’ombre de la loge. L’un était inconnu du poète, les deux autres étaient Moraines et Desforges. Oui, le malheureux les tenait tous les trois sous ses yeux : cette femme vendue à ce viveur âgé, et ce mari qui en profitait.— Du moins, René le croyait ainsi.— Ce tableau d’infamie changea son attendrissement en fureur. Tout se réunissait pour l’affoler : l’indignation de rencontrer tant de grâce idéale sur le visage de cette Suzanne qui, cette après-midi encore, s’échappait, furtive, d’un rendez-vous immonde, la jalousie physique, portée à son comble par la présence du rival heureux, enfin une espèce d’impuissante humiliation à retrouver cette perfide maîtresse, heureuse, admirée, dans l’éclat de sa royauté mondaine, tandis qu’il était là, lui, sa victime, à mourir de douleur, sans l’avoir châtiée !

Le ballet fini, et quand l’entr’acte commença, René en était arrivé à cette crise de la colère que le langage quotidien appelle si justement la rage froide. Durant ces minutes-là, et par un contraste analogue à celui qui s’observe dans certains accès de folie lucide, la frénésie de l’âme s’accompagne d’une complète domination des nerfs. L’homme peut aller et venir, sourire et causer,