Page:Bourget - Une idylle tragique, Plon-Nourrit.djvu/183

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chère et trop imprudente amie, eût soupçonné la vérité de cette étrange situation, peut-être eût-elle essayé de lutter encore. Durant ces quinze jours écoulés depuis le soudain aveu de Mme de Carlsberg, les deux amants s’étaient dit, ils s’étaient répété qu’ils s’aimaient, ils avaient échangé des baisers à y laisser l’âme, des lettres aussi folles que ces baisers, et ils ne s’étaient pas donnés entièrement l’un à l’autre. C’est dans les livres qu’il n’y a pas d’étapes entre l’instant où deux amoureux se disent : « Je t’aime… » et la possession complète. Dans la réalité, il en va autrement. Toutes les femmes coquettes le savent bien, et aussi tous les amants délicats, ceux dont le cœur n’a été corrompu ni par l’orgueil, ni par le libertinage, et pour qui la volupté des suprêmes caresses est impossible à goûter dans certaines conditions brutales. Cette délicatesse native était accrue chez Hautefeuille par la timidité particulière aux hommes romanesques et chastes, comme lui, qui atteignent la trentième année sans rien connaître de la vie sensuelle que les froides et rares rencontres de la galanterie vénale, suivies aussitôt de dégoût et de remords. Ces scrupuleux, qui ont souhaité, sans y réussir tout à fait, de se garder vierges pour leur véritable amour, sont en proie, lorsqu’ils rencontrent enfin cet amour, à un trouble si profond qu’il les paralyse. L’irrésistible instinct de la nature les force, devant une femme religieusement, idéalement aimée, à rêver des caresses pareilles aux caresses reçues de créatures indignes,