Page:Bourget - Une idylle tragique, Plon-Nourrit.djvu/83

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de nos heures de querelle, ce nom était bien souvent revenu… Ici encore il me faut essayer de te faire comprendre quelque chose de si personnel et de si particulier : comment cet homme causait, et l’extraordinaire attrait que sa parole avait pour, moi. Cet être, énigmatique et fermé, avait tout d’un coup des heures d’une expansion absolue, des ouvertures de cœur que je n’ai connues qu’à lui. C’était comme s’il eût revécu sa vie tout haut devant moi, qui l’écoutais avec un attrait, lui aussi, sans analogue. Il déployait, dans ces moments-là, une lucidité implacable sur les autres et sur lui-même, qui vous donnait envie de crier, comme une opération de chirurgie, et qui vous hypnotisait en même temps d’un intérêt poignant. C’était, quand il parlait de lui, une mise à nu, brutale à la fois et délicate, de son enfance et de sa jeunesse, avec des évocations si précises que tel ou tel individu, connu seulement par ces confidences, m’est présent comme si je l’avais réellement rencontré. Et lui-même ! Quelle âme étrange, incomplète et supérieure, si noble et si dégradée, si sensible et si aride, où tout semblait avoir été velléité, avortement, souillure, désillusion ! Oui, tout, excepté un seul sentiment. Cet homme, qui méprisait sa famille, qui ne parlait de son pays qu’avec écœurement, qui interprétait toutes les actions des autres et les siennes propres par les pires motifs, qui niait Dieu, qui niait la vertu, qui niait l’amour, cet anarchiste moral enfin, si pareil à l’archiduc par