Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/244

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le pas afin d’arriver des premiers, mais les vieux chasseurs de la Garde que je rencontrai m’en empêchèrent. Ils marchaient en colonne et sur deux rangs, de manière à barrer la route, afin que personne ne passât sans marcher en ordre. On voyait des vieux guerriers ayant des glaçons qui leur pendaient à la barbe et aux moustaches, comprimant leurs souffrances pour marcher en ordre, mais cet ordre que l’on voulait maintenir fut impossible. On se jeta en confusion dans le faubourg : en y entrant, j’aperçus à la porte d’une maison un de mes amis, vélite et officier aux grenadiers, étendu mort ; les grenadiers étaient arrivés une heure avant nous. Beaucoup d’autres tombèrent, en arrivant, d’épuisement et de froid ; le faubourg était déjà parsemé de cadavres. On désigna une maison pour notre bataillon et, quoique déjà il s’y trouvait des Badois qui faisaient partie de la garnison, le logement ne fut pas trop petit. Il est vrai qu’un instant après, ils évacuèrent la maison, tant ils avaient peur d’être dévorés par nous.

On nous fit une distribution de viande de bœuf : nous ne fûmes pas assez raisonnables de la réunir pour en faire une soupe. On tombait dessus comme des affamés que nous étions, chacun la fit cuire ou chauffer comme il put, quelques-uns la mangèrent crue. Un de mes amis nommé Poton, gentilhomme breton, vélite et sergent de la même compagnie que moi, attendait avec une impatience marquée qu’on lui donnât son morceau, qui pouvait être d’une demi-livre. Comme il était séparé d’environ deux pas de celui qui coupait, on le lui jeta. Il l’attrapa au vol de ses deux mains, comme un chat aurait fait de ses pattes, le porta à sa bouche et le dévora avec des mouvements convulsifs, malgré tout ce que nous pûmes faire pour l’en empêcher : il ne voyait plus rien que le morceau qu’il dévorait.

Il pouvait être midi lorsque nous arrivâmes. Une heure après, j’entrais en ville afin de voir si je ne trouverais pas de pain et d’eau-de-vie à acheter. Mais, presque partout, les portes étaient fermées ; les habitants, quoique nos amis, avaient été épouvantés en voyant cinquante à soixante mille dévorants, comme nous étions, dont une partie avait l’air fou et imbécile ; et d’autres, comme des enragés, couraient en frappant à toutes les portes et aux magasins, où l’on ne