Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/363

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corps de troupes fraîches qui n’avait pas fait la campagne de Russie ; quelques coups à mitraille, au milieu de leur cavalerie, avaient suffi pour les faire retirer.

L’encombrement des voitures d’équipage appartenant à différents corps et que l’on voulait faire sortir de la ville avant de l’avoir évacuée, nous fit arrêter. Nous nous trouvions près du logement de Picart. S’en étant aperçu, il nous cria : « Halte ! Mes amis, il faut que je fasse mes adieux à ma bourgeoise, que je prenne mon manteau blanc, la pipe et le bonnet en peau de renard noir du défunt, dont on m’a fait présent, et que nous vidions encore quelques bouteilles de vin qui se trouvent sous mon traversin de paille  ! »

Nous entrâmes dans la maison et nous allâmes directement à sa chambre sans rencontrer personne. Alors Picart, sans perdre de temps, dénicha cinq bouteilles, dont deux de vin et trois de genièvre de Dantzig ; il nous dit d’en mettre chacun une dans notre sac ; c’est ce que nous nous empressâmes de faire. Ensuite il appela la bourgeoise qui arriva aussitôt : « Permettez, dit Picart, que je vous embrasse pour vous faire mes adieux, car nous partons ! — Je m’en doutais bien, nous dit-elle, et vous ne serez pas plus tôt hors de la ville que les sales Russes vont vous remplacer ! Quel malheur ! Mais avant de nous quitter, vous allez prendre quelque chose ; vous ne partirez pas comme cela ! » Et aussitôt elle alla chercher deux bouteilles de vin, du jambon et du pain, et nous nous mîmes à table en attendant que l’on recommençât à marcher.

Bientôt, plusieurs coups de canon se firent entendre, très rapprochés. La femme cria : « Jésus ! Maria ! » et nous sortîmes.

Je me trouvais en avant de mes deux camarades ; à quelques pas devant moi, un individu que je crus reconnaître était aussi arrêté ; je m’approche, je ne m’étais pas trompé : c’était le plus ancien soldat du régiment, qui avait fusil, sabre et croix d’honneur, et qui avait disparu depuis le 24 décembre, le père Elliot, qui avait fait les campagnes d’Égypte. Il était dans un état pitoyable ; il avait les deux pieds gelés, enveloppés de morceaux de peau de mouton, les oreilles couvertes de même, car elles étaient aussi gelées,