Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/88

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consolèrent, en lui disant que c’était un bonheur pour elle et pour son enfant, et, malgré ses gémissements, on lui arracha son enfant qu’elle pressait contre son sein. On le remit entre les mains d’un sapeur qui s’éloigna à quelques pas de la route, avec le père de l’enfant. Le sapeur creusa, avec sa hache, un trou dans la neige : le père, pendant ce temps, était à genoux, tenant son enfant dans ses bras. Lorsque le trou fut achevé, il l’embrassa et le déposa dans sa tombe ; on le recouvrit ensuite, et tout fut fini.

À une lieue plus loin, et près d’un grand bois, nous arrêtâmes pour faire la grande halte. C’était l’endroit où avait couché une partie de l’artillerie et de la cavalerie ; là se trouvaient beaucoup de chevaux morts et dépecés, et une plus grande quantité que l’on avait été obligé d’abandonner encore vivants et debout, mais engourdis, se laissant tuer sans bouger, car ceux que l’on avait tués pendant la nuit ou qui étaient morts de fatigue ou d’inanition étaient tellement gelés, qu’il était impossible d’en couper. J’ai remarqué, pendant cette marche désastreuse, que l’on nous faisait toujours marcher autant que possible derrière la cavalerie et l’artillerie, et que, le lendemain, l’on nous faisait arrêter où ils avaient passé la nuit, afin que nous puissions nous nourrir avec les chevaux qu’ils laissaient en partant.

Pendant que le régiment était à se reposer et que chaque homme était occupé à se composer un mauvais repas, de mon côté, comme un égoïste, j’étais entré, sans que l’on m’ait vu, dans le plus épais du bois, pour dévorer seul une des pommes de terre que j’avais toujours dans ma carnassière et que je cachais le plus soigneusement possible. Mais quel fut mon désappointement en voulant mordre dedans ! Ce n’était plus que de la glace ! Je voulus mordre : mes dents glissaient contre, sans pouvoir en détacher un morceau. C’est alors que je regrettai de ne les avoir pas partagées, la veille, avec mes amis, que je vins rejoindre, tenant encore à la main celle que j’avais voulu manger, toute rouge du sang de mes lèvres.

Ils me demandèrent ce que j’avais. Sans leur répondre, je leur montrai la pomme de terre que je tenais encore à la main, ainsi que celles que j’avais dans ma carnassière ; mais à peine les avais-je montrées qu’elles me furent enle-