vivait autrement que moi et qui forgeait en lui-même
des raisons toujours plus fortes et plus impénétrables
de s’affliger, mon attention de plus en
plus émue et, bientôt, l’angoisse en laquelle je la
sentais se changer, me firent passer outre à l’embarras
de l’interroger sur la femme qu’il aimait et sur
les rapports qu’il entretenait avec elle. Il n’était pas
homme à éviter de parti-pris un sujet pathétique. La
réponse jaillit aussitôt, articulée avec force et sur
un ton de facilité où ne manquait pas une espèce
d’emphase :
« Elle est plus douce que le jour où je l’ai rencontrée.
Avec son beau visage clair et froid comme un
caillou, je vous assure qu’elle est la condamnation
d’un corps comme le mien ; elle est dans mon regard
ce qui me défend de la suivre… Prenez bien garde
que ce ne sont pas là des paroles en l’air, mais des
certitudes qu’il m’en a coûté beaucoup d’acquérir.
Si vous saviez tout ce qu’il faut endurer pour arriver
à comprendre les choses les plus simples quand elles
sont le pivot de notre propre négation. Le malheur
où vous me voyez est le prix de leur vérité ; et vous
pouvez en croire la peine que j’ai à faire la confidence
suivante à mon meilleur ami : Aussitôt qu’il
éclaire la réalité de mon amour, le monde où je suis
né devient trop beau pour moi.
— Pourtant, monsieur Sureau, lui dis-je sur un ton
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