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Page:Boutroux - La Monadologie.djvu/193

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les deux règnes, celui des causes efficientes et celui des causes finales sont harmoniques entre eux.

80. Des-Cartes a reconnu, que les âmes ne peuvent point donner de la force aux corps, parce qu’il y a toujours la même quantité de force dans la matière. Cependant il a cru que l’âme pouvait changer la direction des corps[1]. Mais c’est parce qu’on n’a point su de son temps la loi de la nature, qui porte encore la conservation de la même direction totale dans la matière[2]. S’il l’avait remarquée, il serait tombé dans mon Système de l’Harmonie préétablie[3] (Pré-

  1. Descartes refuse à l’âme, comme à toute substance créée, le pouvoir de produire du mouvement ; mais il lui accorde le pouvoir de diriger le mouvement existant (Lettre à Arnauld, éd. Cousin, t. X, p. 160). Selon une comparaison célèbre que l’on lit dans Leibnitz lui-même (Théodicée, § 60, éd. Erdm. p 519 b), l’âme, dans Descartes, serait à peu près comme un cavalier, qui, quoiqu’il ne donne point de force au cheval qu’il monte, ne laisse pas de le gouverner en dirigeant cette force du côté que bon lui semble. C’est ce qui a lieu, selon Descartes, semble-t-il, dans l’action de l’âme sur la glande pinéale (Pass., I, 31-44). Quelle était au juste, en cela, la pensée de Descartes ? C’est ce qu’il est difficile de déterminer. Il admettait certes l’influence de l’âme sur le corps et celle du corps sur l’âme ; mais il insistait pour que l’on ne se représentât pas l’action réciproque de l’âme et du corps comme analogue à l’action d’un corps sur un autre. Cette action, suivant lui, ne pouvait se comprendre qu’en partant de l’idée de l’union de l’âme et du corps, laquelle est un rapport sui generis donné par l’expérience (Lettre à Élisabeth, éd. Cousin, t. IX, p. 126).
  2. Descartes pensait qu’il se conserve dans la nature la même quantité de mouvement (mv). Leibnitz a bien vu que Descartes était dans l’erreur. Mais la loi qu’il a substituée à celle de Descartes et qui porte que la somme des forces vives (mv2) égale une quantité constante est fausse également. Ce qui est constant, c’est la somme des forces vives, des énergies potentielles, et des forces moléculaires telle que la chaleur, la lumière, l’énergie chimique, etc. Eût-elle été vraie, la loi de Leibnitz n’eût guère suffi plus que celle de Descartes à déterminer entièrement le mouvement.
  3. Leibnitz paraît donc avoir été amené à son système métaphysique de l’harmonie préétablie par la théorie mathématique de la conservation de la force. Cette théorie, sous la forme précise qu’elle a chez Leibnitz, est aujourd’hui considérée comme fausse. Mais l’hypothèse générale de la conservation, dans l’univers physique, d’une même quantité d’énergie, et de la non-intervention d’un principe spirituel dans les phénomènes de la matière, s’est confirmée de plus en plus. Les progrès de la science ont donc plutôt fortifié qu’infirmé le système de l’harmonie préétablie, si toutefois il est possible, comme l’admettait Leibnitz, de franchir par le raisonnement l’intervalle qui sépare les mathématiques dé la métaphysique. — Voy., à la fin du vol., la note de M. H. Poincaré.