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VEUVAGE BLANC

— Ce brave Thierry ! s’exclama le notaire, cela me fera plaisir de le voir autrement qu’à la volée. C’est que nous sommes de vieux camarades. On a polissonné ensemble à la sortie de l’école des Frères, puis usé ses fonds de culotte sur les bancs du collège. Une bonne vieille famille d’ici, les Thierry, maîtres de poste, de père en fils, et déjà propriétaires de la Saulaie avant la Révolution. Le grand-père était parti volontaire en 92 ; il a été tué à Leipzig, colonel des voltigeurs de la jeune garde. Un autre, établi au chef-lieu, où il avait une grande entreprise de roulage, y a commandé la garde nationale pendant la Restauration. Un troisième, plus jeune, a été retraité chef d’escadron de gendarmerie. Quant au père de Charles, il a été trente ans juge de paix à Bruyères, et a vécu assez pour voir son fils devenir général.

— Général de division ? demanda Louise qui, de son enfance, avait conservé de l’intérêt pour les choses militaires.

— Certes, et il a été un des plus jeunes de son grade. Des états de services superbes… Tout n’est qu’heur et malheur en ce monde : c’est le grand chagrin de sa vie qui a fait sa belle carrière.

— Contez-moi cela, mon cousin.

Sur le chapitre des annales locales, Me Sigebert était intarissable.

— Voici comment. Depuis cinq ou six ans il était marié à une charmante femme qu’il adorait, quand elle vient à mourir en couches, et l’enfant lui survit seulement de quelques semaines. Il était jeune capitaine alors. La violence de sa douleur a été telle que, pour avoir la possibilité de vivre ou trouver l’occasion de mourir, il a demandé sa mutation dans un régiment d’infanterie coloniale en partance pour l’expédition du Tonkin, où il gagnait la graine d’épinards. Ayant continué à servir dans les postes présentant le