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Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/43

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Grand’mère releva ses lunettes sur son front.

— Oui, je ne trouve plus de raison plausible de me dérober, surtout alors qu’il s’agit d’un dîner tout à fait sans cérémonie.

— Chez Clérambourg ?

— Mais non : chez les Pope.

— Comment ! chez les Pope ? Vous dînez sans cérémonie chez les Pope ! Mais, vous n’avez seulement pas dit que vous fréquentiez ces gens-là !

<<Image et légende ici>>

— « Ces gens-là... ces gens-là !... » Mais aussi vous êtes tellement difficile... Et puis, d’ailleurs, peu importe ! Je connais « ces gens-là », et c’est chez eux que je vais.

Grand’mère, qui tenait son ouvrage à la main, lâcha tout : ses ciseaux tombèrent et se fichèrent par la pointe dans le parquet. Elle ôta ses lunettes, les plia machinalement, et tâtonna sur un guéridon pour y chercher l’étui. Sa tête était agitée d’un petit tremblement ; elle regardait, droit devant elle, le bouton brillant de la porte d’entrée. Mon père, debout, regardait dans la cour. Il n’y eut plus un mot. C’est ce qui était le plus effrayant.

Une ou deux minutes s’écoulèrent ainsi. On attendait le coup de tonnerre. Mon père fit claquer plusieurs fois ses doigts, puis il éleva les deux poings fermés à la hauteur des oreilles, en découvrant les dents canines. Je crus qu’il allait défoncer les vitres. Certainement, il voulait battre ou briser. Il était poussé à bout. Il y avait quelque chose qu’il ne pouvait plus supporter. Il dit seulement, en abaissant les poings :

— Partez ! partez ! Allez à Langeais !

Grand’mère se sauva, en m’entraînant, et fit sa malle.


V

L’ONCLE À LA MODE DE BRETAGNE

Par l’effet, d’une grâce merveilleuse, que Dieu n’accorda jamais qu’à l’extrême jeunesse ou à grand-père Fantin, dans ce voyage qui ressemblait à un exil, je voyais tout en rose. Langeais ! l’oncle Goislard, ou mieux : « l’oncle à la mode de Bretagne ! » c’étaient des mots qui, depuis les genoux de ma nourrice, tintaient des airs de fête à mes oreilles. On m’avait appris que Langeais était au bord d’un fleuve dix fois plus large que nos rivières, et possédait un château du moyen âge, avec des créneaux, des meneaux, des douves, et tout ce qui s’ensuit. À Langeais, Félicie et grand’mère avaient été jeunes, et cette seule circonstance en faisait un pays de Cocagne. En outre, je comptais n’y voir que des dames « outrageusement décolletées », ce qui ne touchait que ma curiosité, mais très vivement. Tout cela ne fleurait-il pas le conte de fées ? Et j’étais assis, les yeux bêtes à force de rêves, sur ma banquette de seconde classe, vis-à-vis de ma pauvre grand’mère, chassée par son gendre, encore une fois humiliée, et s’en venant heurter de front, pour le salut de Félicie, notre commune providence, le chimérique auteur d’humiliations sans nombre.