Page:Boylesve - Le Parfum des îles Borromées, 1902.djvu/47

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— Ce serait un vrai chagrin pour moi.

— Allons ! allons ! asseyez-vous ! nous arrangerons cela ! Que prenez-vous ? La meilleure chartreuse italienne ne vaut pas l’eau sucrée… Voici de la chartreuse d’Ema, de la chartreuse de Pavie ?…

— De celle de Grenoble.

— Ha ! ha ! fit-il en montrant ses dents blanches, vous ne vous en laissez pas accroire, vous, monsieur le statisticien ! Vous ne donnez pas dans tous ces flacons ! Ma femme, figurez-vous, en a emporté de Pavie une pleine malle : c’est joli, ça paie de mine, c’est bien tourné, on y mettrait des fleurs ; c’est du trompe-l’œil, comme on dit ici. Ma femme, ajouta-t-il, est une femme supérieure ; l’activité de son cerveau se répand sur tout, et dépasse quelquefois la mesure. Elle se fatigue ; elle se tuera ; oui, monsieur, elle mourra sur la brèche. Combien de fois lui dis-je : « Herminie, n’allons pas à Bayreuth cette année-ci ! Herminie, la maison d’art de Bruxelles se passera bien de nous ! Herminie, voici un article de M. Octave Mirbeau qui affirme que vos Anglais ne valent plus rien : laissons cette année les musées et les cottages préraphaélites !

— C’est que… vous partagez toute la peine ?…

— Voilà ! précisément !… Certes, il faudrait que j’eusse les jambes coupées bien ras pour ne pas l’accompagner, et ne pas la soutenir dans son œuvre de femme intellectuelle, et c’est un plaisir pour moi, oui, un réel plaisir, d’autant plus, après tout, ajouta-t-il, en souriant avec modestie, que je ne suis pas tout à fait une ganache, et que je prends ma part d’intérêt à sa vie artistique… Mais, monsieur, il faut vous dire qu’il y a la terre de Chandoyseau, en Anjou, où je n’ai pas mis le pied depuis cinq ans sonnés, faute de vingt-quatre heures de liberté pour prendre un billet d’aller et retour. Les fermiers paient mal ; les vignes dévo-