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LES IDÉES LATENTES DU LANGAGE.


plus question de la déclinaison à six cas pour le français.

Mais si la grammaire générale avait tort d’appliquer un patron fait d’avance à des idiomes d’organisation très-différente, et si l’on se trompait en attribuant à l’intelligence de tous les peuples de la terre la même manière de classer et de subordonner les idées, il ne faudrait point aujourd’hui, par un excès contraire, nier a priori chez les hommes d’autre race que la nôtre l’existence de toute notion qui ne serait point marquée d’un signe spécial dans leur idiome (1)[1]. L’esprit pénètre la matière du langage et en remplit jusqu’aux vides et aux interstices. En n’admettant chez un peuple d’autres idées que celles qui sont formellement représentées, nous nous exposerions à négliger peut-être ce que son intelligence a de plus vivant et de plus original. Puisque les idiomes ne sont point d’accord en ce qu’ils expriment, ils peuvent différer aussi par ce qu’ils sous-entendent. Il ne suffit point, pour se rendre compte de la structure d’une langue, d’analyser sa grammaire et de ramener les mots à leur valeur étymologique. Il faut entrer dans la façon de penser et de sentir du peuple. C’est à cette condition seulement que la philologie comparative répondra à son objet le plus élevé, qui est de nous aider comprendre les opérations de la raison humaine, et à découvrir les lois historiques de son développement.

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  1. (1) En écrivant ces lignes, je songeais au Livre de Schleicher : Die Untersckeidung von Nomen und Verbum in der lautlichen Form. J’étais loin de me douter que la science allait perdre cet éminent savant.