Aller au contenu

Page:Braddon - Aurora Floyd, 1872, tome I.djvu/163

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
159
AURORA FLOYD

mari de lui faire une pension et de l’envoyer à l’autre extrémité du comté ; mais au bout de quelques minutes, elle eut honte de sa folie puérile, et, quelques heures après, elle avait oublié l’idiot, comme on l’appelait poliment dans les écuries.

Lecteur, lorsqu’un être vous inspire cette horreur instinctive et involontaire, évitez cet être-là. Il est dangereux. Suivez cet avertissement, comme vous suivez celui que vous lisez dans les nuages du ciel et dans le calme sinistre de l’atmosphère, quand un orage est imminent. La nature ne sait pas mentir ; et c’est la nature qui a implanté dans votre sein cette terreur qui vous fait frémir, instinct de conservation personnelle plutôt que lâche frayeur, qui, à la première vue de certains individus, vous dit plus nettement que des paroles ne pourraient vous le dire : « Cet homme est mon ennemi ! »

Si Aurora se fût laissée guider par cet instinct, si elle eût cédé à l’impulsion qu’elle méprisa comme puérile, et eût fait congédier Hargraves de Mellish Park, que de cruels malheurs, que de poignantes douleurs elle eût pu s’épargner à elle-même et à d’autres !

Le gros chien Bow-wow avait accompagné sa maîtresse à sa nouvelle demeure ; mais le bon temps de Bow-wow était passé. Un mois avant le mariage d’Aurora, il avait été écrasé par une voiture attelée d’un poney sur un des chemins des environs de Felden, et il avait été transporté, saignant et estropié, chez le vétérinaire, pour qu’on lui éclissât une des pattes de derrière et que, pour le guérir, on mît à contribution toutes les ressources de l’art de traiter les chiens. Aurora se faisait conduire tous les jours à Croydon pour voir son pauvre malade ; et Bow-wow fut toujours assez lui-même pour reconnaître sa maîtresse bien-aimée et passer sa langue fiévreuse et nonchalante sur ses blanches mains, en témoignage de cette affection invariable que nous prodiguent les animaux, et qui ne peut finir qu’avec leur vie. Le gros chien était donc tout à fait boiteux et à moitié aveugle, quand il arriva à Mellish Park avec le reste des effets et des objets appartenant à Aurora. C’était un être privilégié dans le vaste manoir ; une peau de tigre était