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Page:Braddon - Aurora Floyd, 1872, tome I.djvu/181

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AURORA FLOYD

ches, depuis les lèvres roses d’Aurora, courbées gracieusement comme l’arc de l’Amour, jusqu’aux lèvres souillées de tabac des enregistreurs de paris qui encombraient l’arène ! Dieu merci, elle n’était pas sa femme, cette femme qui connaissait l’argot des champs de courses, et qui, la lorgnette à la main, allongeait son cou de cygne pour suivre la marche du vent dans le Knavesmire et apercevoir le cheval qui était en avant d’une demi-longueur.

Pourquoi avait-il consenti à venir dans ce maudit comté envahi par les courses de chevaux ? Pourquoi avait-il quitté les mineurs du pays de Cornouailles, ne fût-ce même que pour une semaine ? Il eût mieux valu se fatiguer la cervelle sur des pamphlets de Dryasdust et sur des documents parlementaires que d’être là, isolé, ennuyé au milieu de cette multitude criarde de gens à esprits creux, qui n’ont rien à faire qu’à jeter leurs chapeaux en l’air, et à pousser des hourras en l’honneur du premier venu, vainqueur dans n’importe quelle course. Talbot, comme spectateur, ne pouvait s’empêcher de remarquer cela et d’en tirer jusqu’à certain point quelques conséquences philosophiques sur la vie. Il voyait que c’étaient toujours les mêmes clameurs ou la même allégresse parmi la foule, que le jockey vainqueur portât une ceinture bleue ou noire, une toque noire, jaune ou blanche, relevée d’écarlate ou de toute autre couleur, fût-il même tristement vêtu de deuil ; et il ne pouvait s’empêcher de se demander comment cela avait lieu. Les spéculateurs peu chanceux couraient-ils se cacher pendant que les voix exaltées poussaient des cris de joie ? Alors que la voûte céleste retentissait du nom de Caractacus et de Kettledrum, où étaient les individus qui avaient soutenu Dundee et Bukstone sans fléchir jusqu’à la chute du drapeau et du tintement de la cloche ? Lorsque Thormamby est entré d’un bond, où étaient les pauvres diables dont le sort dépendait de Yankee ou de Wizard ? Ils n’avaient plus de voix, les malheureux, ils se retiraient lentement à l’écart, la figure pâle et tirée, pour se rassembler en groupes, et s’expliquer les uns aux autres, dans un jargon d’écurie entremêlé de jurons, comment la chose aurait dû