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Page:Braddon - Aurora Floyd, 1872, tome I.djvu/38

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AURORA FLOYD

quineries de la vie journalière, c’étaient là autant de mérites qu’il cherchait dans l’être qu’il aimait ; et au premier frémissement d’émotion que lui causaient deux beaux yeux, il devenait difficile et sévère sur le compte de la femme à qui ils appartenaient, et il commençait à tâcher de découvrir les taches les plus légères sur la robe brillante de sa virginité. Il aurait épousé la fille d’un mendiant, si elle avait répondu à son idéal presque introuvable ; il aurait repoussé la descendante d’une race de rois, si elle fût tombée du dixième d’un pouce au-dessous. Les femmes craignaient Bulstrode : les mères fuyaient toutes confuses la froide étincelle de ses yeux si perçants ; les filles à marier rougissaient, tremblaient, et sentaient leurs coquettes affectations, leur tactique de bal, les abandonner sous le calme regard de ce jeune officier ; au point qu’à force de le redouter, les aimables et volages créatures avaient fini par l’éviter et le prendre en aversion, et par faire du château et de la fortune de Bulstrode un partage et une proie à l’abri des coups de filet dans les grandes pêcheries matrimoniales. Aussi, à trente-deux ans, Talbot marchait-il avec sérénité et sans danger au milieu des pièges tendus dans Belgrave, fort de la croyance populaire que le Capitaine Bulstrode du 11e hussards n’était pas un homme à marier. Cette croyance était corroborée sans doute par le fait que l’habitant du pays de Cornouailles n’était nullement un de ces ignorants élégants dont tout le talent consiste à savoir faire la raie de leurs cheveux, à pommader leurs moustaches, et à fumer dans une pipe d’écume de mer culottée par leur domestique, et qui sont devenus le type reconnu du militaire, en temps de paix.

Bulstrode avait la passion des travaux scientifiques ; il ne fumait pas, ne buvait pas, ne jouait pas. Il n’était allé qu’une fois dans sa vie au Derby, et ce jour-là il avait quitté tranquillement le Pavillon au moment où la grande course avait lieu, où les visages pâles étaient tournés vers le coin fatal, où les spectateurs étaient malades d’effroi et d’inquiétude, et agités et affolés par l’incertitude et l’attente. Il n’allait jamais à la chasse, quoiqu’il montât à cheval comme