Aller au contenu

Page:Braddon - Aurora Floyd, 1872, tome II.djvu/11

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
7
AURORA FLOYD

quoiqu’elle aurait pu avoir une centaine d’années, si elle eût vécu encore ; j’aurais pu me préparer à cette contrariété si j’avais réfléchi à cela ; mais je ne l’avais point fait, et lorsque la porte me fut ouverte par une jeune femme aux cheveux blonds relevés sur le front et ramenés en arrière comme ceux d’une Chinoise, ayant à peine trace de sourcils pour ainsi dire, je fus réellement désappointé. La jeune femme portait un petit enfant dans ses bras, un marmot aux yeux noirs et tellement ouverts qu’on eût dit qu’il avait été fort surpris des choses qu’il avait vues en venant au monde, et qu’il n’était pas encore revenu de son étonnement ; de sorte que je me dis à moi-même, aussitôt que j’eus examiné l’enfant : « Mais aussi sûr qu’un canon, c’est l’enfant de ma sœur Éliza, et ma sœur Éliza est mariée et demeure encore ici. » Mais la jeune femme n’avait jamais entendu prononcer le nom de Prodder, et ne pensait pas qu’il y eût quelqu’un de ce nom dans le voisinage. Je sentis mon cœur, qui avait battu avec tant de force, s’arrêter tout à coup lorsqu’elle me dit ces quelques mots, et je me sentis comme défaillir ; puis je la remerciai de sa politesse à répondre à mes demandes, et je m’adressai à la maison voisine. J’aurais bien pu m’éviter cette peine, car je fis les mêmes questions dans chaque maison, à droite et à gauche de la rue, allant de porte en porte, si bien que tout le monde croyait que j’étais un receveur d’impôts ; mais personne n’avait connaissance du nom de Prodder, et le plus ancien habitant de la rue n’y avait pas demeuré plus de dix ans. J’étais complétement découragé lorsque je quittai le voisinage qui m’avait été si familier autrefois, et qui maintenant me semblait si étranger, si petit, si misérable. J’étais tellement persuadé de retrouver Éliza dans la maison dans laquelle je l’avais laissée, que je n’avais point formé d’autre plan pour plus tard. J’étais complétement abattu, et je retournai à la taverne où j’avais laissé mon sac de nuit ; je me fis servir une côtelette pour mon dîner, et je restai mon couteau et ma fourchette devant moi, en songeant à ce que j’allais faire ensuite. Lorsque, quarante ans auparavant, Éliza et moi nous nous étions séparés, je me rappelai que mon père