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LA FEMME DU DOCTEUR

nable et délicieuse à la fois, et elle y eût satisfait sur-le-champ. Mais ses folles descriptions de contrées lointaines ne la tentèrent pas. Il est vrai qu’elle vit, comme dans une vision éclatante et changeante, une image de ce que sa vie aurait pu être, bien loin, au milieu de ces contrées romanesques et dans cette compagnie adorée. Mais entre elle et ces lointains mirages, il y avait un nuage de honte et d’infamie sombre et menaçant. Les gens de Graybridge pouvaient dire d’elle ce qui leur plaisait ; elle pouvait tenir la tête haute, et mépriser leurs bavardages et leurs calomnies. Mais elle ne pouvait souiller son amour, — son amour qui n’existait plus en dehors de ces régions idéales et éclatantes inaccessibles à la honte.

Roland la contempla silencieusement pendant quelques minutes et comprit vaguement l’exaltation mentale qui mettait ce jour-là cette folle enfant au-dessus de lui. Mais c’était un jeune homme d’esprit faible et indécis, qui avait le malheur de ne croire absolument à rien, et, comme il était, à sa façon, sincèrement et honnêtement amoureux, — trop amoureux pour être juste et raisonnable, — il était donc très en colère contre Isabel. Le flux de sa passion s’était accru en force de jour en jour, balayant impitoyablement tous les obstacles, pour venir se heurter enfin contre une muraille de rocher, là où il pensait rencontrer seulement l’océan libre et sans bornes, prêt à le recevoir et à l’accueillir.

— Isabel,… dit-il enfin, — avez-vous jamais pensé à ce que sera votre existence, pour toujours, après notre séparation d’aujourd’hui ? Vous vivrez encore quarante années, peut-être, et après ce temps vous ne serez pas encore une vieille femme. Avez-vous jamais