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LA FEMME DU DOCTEUR.

ment se glissa dans son cœur et y grandit sans qu’elle en connût la cause.

Ils n’avaient que très peu de choses à se dire. Malheur aux époux qui font cette découverte ! car la femme fût-elle plus séduisante que les houris du Paradis de Mahomet et l’homme plus noble et plus beau que le roi Arthur de Tennyson, ils sont condamnés à l’ennui de leur présence réciproque et à maudire l’heure solitaire qui les rend au tête-à-tête, sans autre ressource que de fixer vaguement le foyer désolé et de causer de la pluie et du beau temps. Le langage, — ce télégraphe électrique qui unit les régions les plus lointaines de la pensée et de l’imagination, — ne leur sert de rien ou ne peut qu’exprimer des banalités polies plus fatigantes que le silence. Quotidiennement côte à côte, ils sont en réalité plus séparés que si un océan roulait entre eux ; unis par des liens multiples, ils ne possèdent pas cette chaîne subtile qui n’aurait fait qu’un être de leurs deux personnes, et, dans les meilleures conditions, ils ne sont que deux créatures distinctes enchaînées ensemble. Ils traînent à jamais leurs fers, sont affables l’un pour l’autre, s’estiment réciproquement, prennent leur ennui en patience, et se demandent avec étonnement pourquoi ils ne sont pas heureux. Si la dame possède une tournure d’esprit sentimentale et qu’elle lise des romans français, elle se console en se regardant comme une femme dont la destinée est d’être malheureuse et incomprise, et elle regarde son mari avec une compassion suprêmement dédaigneuse. Le mari, perdu dans les régions affairées du monde terre à terre, ne voit en elle qu’une créature frivole qui néglige son ménage et grossit outre mesure la note de sa modiste.