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LA FEMME DU DOCTEUR.

goutte mystique qui change en élixir le breuvage vulgaire. J’arrivai trop tard ! Pourquoi rien ne me manque-t-il en ce monde ? Pourquoi posséderai-je quatre cent mille livres de rentes et le château de Mordred, et le droit d’avouer à la face du monde la femme que j’aime, tandis qu’il existe de misérables infirmes qui balayent les rues pour gagner leur pain quotidien, et des hommes et des femmes végétant dans de grandes prisons appelées Asiles, dont la première loi est la séparation de tout lien humain ? Je suis venu trop tard, et il est probable qu’il était naturel qu’il en fût ainsi. Des millions de destinées ont été annihilées par un petit revers semblable à celui qui a gâté la mienne. Il faut donc prendre le sort comme il se présente, Isabel, et si nous sommes fidèles l’un à l’autre, j’espère et je crois que celui qui nous attend peut encore aujourd’hui être heureux et brillant.

Une femme du monde aurait promptement deviné que les paroles de Roland devaient avoir rapport à des projets plus sérieux que des rencontres sous le chêne de lord Thurston, accompagnées d’échange de volumes de littérature légère. Mais Isabel n’était pas une femme du monde. Elle avait lu des romans pendant que d’autres lisaient les journaux, et du monde autre que celui des romans en trois volumes, elle n’avait pas plus idée qu’un enfant. Elle croyait à un univers fantastique, sorti des pages des poètes et des romanciers ; elle savait qu’il y avait des gens vertueux et des gens méchants, — des Ernest Maltravers et des Lumley Ferrer, des Walter Gay et des Carker ; mais à part cela elle n’avait que peu d’idées sur l’humanité ; et, ayant une fois pour toutes placé Roland dans la catégorie des héros, elle ne pouvait imaginer