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LA FEMME DU DOCTEUR

Vallière dans ses jours de retraite et de pénitence. Si le père Newman, ou tout autre catholique romain enthousiaste avait pu la trouver assise, ce soir-là, à côté de la chute d’eau, il aurait trouvé une adepte docile à sa foi tendre et sentimentale. Ce pauvre esprit éperdu aspirait après les cloîtres sombres d’un sanctuaire conventuel quelconque, la musique lente et solennelle, les autels étincelants, l’exaltation et l’extase rêveuses, la séparation d’un monde cruel et vulgaire. Mais aucun étranger sympathique ne passa pendant qu’Isabel était assise en cet endroit, regardant le chemin par lequel Roland devait venir. De temps en temps elle tirait sa montre, toujours désappointée de la marche lente du temps ; mais enfin… enfin… à l’instant où un rayon de soleil faisait scintiller la cascade et éclairait le sentier tournant, une horloge lointaine sonna trois heures et le maître du Prieuré de Mordred ouvrit une petite barrière et pénétra au milieu des troncs moussus des ormes dépouillés. L’instant d’après il était sur le pont, puis il s’asseyait à côté d’elle, et tenait entre ses mains la main docile d’Isabel. Pour la dernière fois… pour la dernière fois ! — pensait-elle. Involontairement ses doigts pressèrent ceux de Roland. Ah ! comme ils semblaient étroitement enchaînés ces doigts qui devaient être à jamais séparés, ces doigts entre lesquels toute la largeur de l’Atlantique n’eût été qu’une barrière trop étroite !

Mme Gilbert regarda tristement et timidement le visage de Roland, et vit qu’il était animé et radieux. Il y avait à la commissure de ses lèvres comme une expression d’hésitation nerveuse ; mais ses yeux noirs lançaient un regard résolu et paraissaient d’une nuance définie qu’Isabel ne leur avait jamais vue.