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LE SECRET

large costume gris et un feutre mou négligemment jeté sur sa chevelure noire. George Talboys — il se nommait ainsi — était un des passagers de la cabine d’arrière à bord du vaisseau l’Argus, chargé de laine d’Australie et faisant le trajet de Sydney à Liverpool.

Les passagers de l’arrière de l’Argus étaient peu nombreux. Un vieux négociant en laine, qui, après avoir fait fortune dans les colonies, retournait dans son pays natal avec sa femme et ses filles ; une gouvernante de trente-cinq ans qui rentrait dans son pays pour épouser un homme dont elle avait reçu les serments quinze ans auparavant ; la fille sentimentale d’un riche marchand de vin d’Australie qu’on envoyait en Angleterre pour y compléter son éducation, et George Talboys, tels étaient les seuls passagers de première classe.

Ce George Talboys était la vie et l’âme du bâtiment ; nul ne savait qui il était, ce qu’il était, d’où il venait, mais chacun l’aimait. À dîner, il occupait le bas de la table et aidait le capitaine à faire les honneurs du repas. Il débouchait les bouteilles de champagne, il portait des santés à tous ceux qui se trouvaient là ; il racontait des histoires bouffonnes, et donnait le signal du rire avec un si joyeux entrain qu’à moins d’être un bourru on ne pouvait s’empêcher de l’imiter par pure sympathie. Il organisait aussi le vingt-et-un et d’autres jeux amusants et faciles qui absorbaient le petit cercle réuni autour de la lampe de la cabine, au point qu’un ouragan aurait pu tout bouleverser au-dessus de leur tête sans que personne s’en aperçût ; mais il avouait franchement qu’il n’entendait rien au whist, et qu’il était incapable de distinguer un cavalier d’une tour sur un échiquier.

De fait, M. Talboys n’était en aucune façon un personnage lettré. La pâle gouvernante avait essayé de causer avec lui de la littérature du jour, mais George