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LE SECRET

Après ces mots, George devint rêveur et lança quelques bouffées de fumée tout en réfléchissant. Sa compagne ne troubla pas ses méditations. Le dernier rayon de ce jour d’été venait de s’éteindre, et la pâle lueur de la lune éclairait seule le ciel.

Tout à coup, Talboys lança au loin son cigare, et, se tournant du côté de la gouvernante :

« Miss Morley, s’écria-t-il, si, en arrivant en Angleterre, j’apprends qu’il est survenu quelque accident à ma femme, je tomberai raide mort.

— Mon cher monsieur Talboys, pourquoi penser à ces choses ? répondit la gouvernante. Dieu est plein de bonté pour nous, il ne veut pas nous affliger au-delà de nos forces. Je vois peut-être les choses un peu en noir, car la longue monotonie de ma vie m’a laissé trop de temps pour m’appesantir sur mes chagrins.

— Et ma vie, à moi, toute d’activité, de privation, de travail, d’alternatives d’espoir et de désespoir, ne m’a pas laissé le temps de penser aux chances de malheur qui pouvaient arriver à ma chère petite femme. Quel aveugle insouciant j’ai été !… trois ans et demi ! et pas une ligne, pas un mot d’elle ou d’une créature qui la connût ! Que ne peut-il pas être arrivé ! »

L’esprit agité, George commença à parcourir en long et en large le pont solitaire, suivi par la gouvernante qui essayait de le calmer.

« Je vous répète, miss Morley, reprit-il, que, jusqu’à notre conversation de ce soir, je n’avais pas eu l’ombre d’une crainte ; maintenant, je me sens dans le cœur ce malaise, cette terreur accablante dont vous me parliez il y a une heure. Laissez-moi seul, je vous en prie, surmonter à ma manière ces mauvaises dispositions. »

Elle s’éloigna de lui en silence et s’assit sur le bord du vaisseau.

George Talboys marcha pendant quelque temps,