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Page:Braddon - Le Secret de lady Audley t2.djvu/147

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DE LADY AUDLEY

bien changé depuis la disparition de George Talboys. II était devenu rêveur, pensif, mélancolique et distrait ; il fuyait la société, passait plusieurs heures de suite sans parler, ou bien il s’échauffait par boutades et discutait avec animation des sujets tout à fait en dehors de sa sphère. Puis, il y avait encore un autre motif qui semblait donner de la force au raisonnement de milady sur l’état de ce malheureux jeune homme. Il avait vécu souvent dans la société de sa jolie et franche cousine Alicia, que l’intérêt et l’affection, selon toute apparence, lui désignaient naturellement comme la femme qu’il lui fallait. Plus encore, la jeune fille lui avait montré dans l’innocence de son cœur que de son côté du moins l’affection ne manquait pas, et pourtant malgré tout cela il avait préféré vivre seul, et laisser le champ libre à d’autres qui étaient venus demander sa main et avaient été refusés, sans qu’il donnât signe de vie.

Mais l’amour est une essence tellement subtile, une merveille métaphysique si difficile à définir, que sa puissance si terrible pour celui qui aime, n’est jamais bien comprise par ceux qui ne la subissent pas et qui se demandent comment il se fait que la fièvre commune ait des conséquences si désastreuses. Sir Michaël se disait qu’Alicia étant une charmante jeune fille, il était extraordinaire que Robert ne fût pas amoureux d’elle. Il trouvait étrange, lui, qui n’avait rencontré qu’à soixante ans la femme qui avait pu faire battre son cœur, que Robert n’eût pas gagné la fièvre d’amour en voyant Alicia. Il oubliait qu’il y a des hommes qui traverseraient impunément le paradis de Mahomet et qui succombent enfin devant quelque affreuse virago qui connaît la manière de préparer le philtre enivrant. Il oubliait qu’il y a des hommes qui vieillissent sans avoir rencontré la femme choisie pour eux par Némésis, et meurent vieux garçons peut-être,