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Page:Brisebarre Nus - La Legende de lhomme sans tete 1857.pdf/19

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tir sans lui, je veux fuir cette ombre, ce spectre, qui est là ! Pourquoi as-tu quitté ta tombe ? Est-ce moi qui t’y ai fait descendre ? Ne me tourmente donc pas ! Ah ? il m’empêche ! il me retient ! Il m’entraîne, il m’attire à lui comme jadis, mes yeux se voilent, je ne distingue plus. Je souffre ! Oh ! je souffre bien et je suis heureuse ! Tu m’appelles ? Eh bien ! me voilà ! me voilà ! Attends donc ! attends donc ! (Marchant comme malgré elle.) Je viens, oui, oui, c’est toi, toi que j’aime !


Scène VI.

OLIVIA, BAPTISTA.

BAPTISTA, une lampe à la main, arrivant devant Olivia et la considérant avec étonnement. Où allez-vous donc, madame ?

OLIVIA, comme se réveillant. Baptista ! Parle, dis-moi donc que tu es Baptista ! D’où viens-tu ?

BAPTISTA. De conduire l’étranger à la tourelle du nord.

OLIVIA. Que t’a-t-il dit !

BAPTISTA. Rien.

OLIVIA. Baptista, l’as-tu bien regardé, cet homme ?

BAPTISTA. Oh ! mon Dieu ! madame, comme je regarde tous les hommes, en dessous.

OLIVIA. Ne trouves-tu pas qu’il ressemble ?…

BAPTISTA. À qui donc ?

OLIVIA. À ce malheureux, cet étudiant qui, à Heidelberg…

BAPTISTA. Non… Pourtant…

OLIVIA. N’est-ce pas ?

BAPTISTA. Demain, je ferai attention. Mais quelle idée avez-vous donc, madame, de songer à ce pauvre trépassé ?

OLIVIA. Moi, aucune. Qui t’a dit que je songeais à cet homme ?

BAPTISTA. Comme vous voudrez, Eh bien ! où est donc tout le monde ?

OLIVIA. Parti.

BAPTISTA. Pourquoi donc ?

OLIVIA, reprenant tout son effroi. Pourquoi ? Ah ! viens, Baptista, viens donc ; et ne me quitte pas, surtout, ne me quitte pas.

(Olivia sort, entraînant Baptista, obscurité. Les reflets de la lune projettent une teinte argentée, on entend les douze coups de minuit.)

Scène VII.

WALTER, entrant lentement et pensif.

Tous ! tous ils ont fui comme si ce château recelait la mort ! Ils m’intimideraient, avec leurs ridicules terreurs. N’importe, demain cet homme partira ! Quel sort malencontreux l’a jeté sur ce chemin ! Sort béni, plutôt, car en chassant les importuns, ce visiteur nocturne a hâté le moment de mon bonheur. Olivia, chère et douce Olivia, pauvre âme qu’un rien effarouche ; je calmerai tes candides effrois, je raffermirai ton cœur en l’appuyant sur le mien. Elle n’est plus ici, elle m’attend sans doute. Allons.

(Il se dirige vers la porte qui conduit aux appartements d’Olivia ; tout à coup cette porte s’ouvre et Oswald l’épée nue paraît sur le seuil.)

Scène VIII.

WALTER, OSWALD.

OSWALD. Arrière.

WALTER, terrifié. Ah ! place. Fais-moi place.

OSWALD. Non.

WALTER. Olivia ! Olivia !

OSWALD. Cette femme est à moi, tu me l’as prise, tu vas mourir.

WALTER. Mais qui donc es-tu ?

OSWALD. Nul être vivant ne doit le savoir, mais je vais te le dire, car tu ne pourras pas le répéter… Walter de Mansdorf, je te hais. Te souviens-tu du village d’Heilbroun !

WALTER, reculant devant l’épée d’Oswald qui s’avance sur lui et le pousse au fond vers l’escalier de pierre. Heilbroun.

OSWALD. Te souviens-tu du ravin de la Croix-de-Pierre ?

WALTER, même mouvement. Le ravin de la Croix-de-Pierre.

OSWALD. Walter de Mansdorf, te souviens-tu de la place publique d’Heidelberg.

WALTER, arrivant à reculons à l’escalier et descendant malgré lui. La place d’Heidelberg.

OSWALD. Walter de Mansdorf, te souviens-tu de l’étudiant Oswald Lanz dont tu as arrêté la fuite…

WALTER. Oui, oui…

OSWALD. Dont tu as fait tomber la tête.

WALTER. Mon Dieu !…

OSWALD. Eh ! bien… c’est moi…

WALTER, poussant un cri de terreur et reculant toujours sur l’escalier devant l’épée d’Oswald. Ah !…

OSWALD, se dressant. Et regarde-la bien… elle est sur mes épaules !…




Neuvième Tableau.

LA NUIT TERRIBLE.
Une campagne sauvage, des rochers, des sapins.

Scène Première.

OSWALD, WALTER.
(Combat à outrance de l’épée, du poignard ; ils se poussent, se pressent sans mot dire. Tout à coup, harassés de fatigue, leurs épées s’abaissent.)

WALTER. Oswald, Oswald, tu es en chair, tu es en os !… Si la hache du bourreau n’a pas fait son office, mon épée te trouera le cœur !

OSWALD. Essaie… tiens… (Lui désignant sa poitrine.) Voici la place ! (Reprise du combat et à toute outrance.)

WALTER. Explique-moi donc ta résurrection !

OSWALD. Attends… tout à l’heure, le diable te l’expliquera !

WALTER, froidement. Vous y croyez donc, monsieur ?

OSWALD. Je crois à ma haine, doublée de fer !


Scène II.

Les Mêmes, STRASS.

STRASS, passant sa tête à travers les broussailles. Excellent coup de seconde ! Ils ont du poignet. Beau combat !

OSWALD, pressant Walter. Walter, sais-tu l’heure ?

WALTER, ripostant. L’heure de la vengeance !

OSWALD, se fendant sur Walter et le perforant d’outre en outre. Non… l’heure éternelle !

WALTER, trébuchant. Ah !…

STRASS, à part. La botte est violente !

WALTER, tombant. Malheur à toi, maudit !

OSWALD. Meurs… meurs donc !

WALTER, expirant. Malheur ! malheur !…

OSWALD, lui mettant le pied sur le corps, et d’une voix triomphante. Malheur aux morts ! la terre aux vivants… (Comme pris d’un malaise subit.) Ah !… qu’ai-je donc ? Ma vue se trouble, ma tête bouillonne. (Prenant sa tête à deux mains.) Mes tempes battent… J’ai du sang dans les yeux ! ma cervelle craque !… Est-ce la mort ?… la seconde… quand Olivia est à moi, quand elle m’appartient. (Comme surmontant une douleur.) Non, non, je ne veux pas… Allons, ma tête, tiens-toi encore ! (Il vacille et s’affaisse en chancelant sur une roche.)

STRASS (écarte les broussailles qui le cachaient et s’approche lentement de Walter qu’il examine.) À la façon dont il est tombé, je l’avais deviné, le cœur est traversé d’outre en outre. Une chose m’étonne : c’est qu’après ce terrible coup il ait pu grommeler une malédiction à la face de son ennemi ! La haine peut donc prolonger la vie de quelques secondes. Oui, oui, c’est possible… c’est sûr !… j’étudierai ce cas ! (Palpant Walter.) Fini… oh ! bien mort ! Je ne peux rien pour celui-là… Le secret du cœur m’échappe encore… il faudrait l’observer vivant ; mais les objets me manquent ! (Allant à Oswald et l’examinant.) Quant à celui-ci… (Avec inquiétude.) Ah ! voilà ce que Je craignais ! La circulation n’est pas complétement rétablie. Sous l’influence d’une vive émotion, le sang remonte, s’arrête au point de jonction et ne reprend son cours qu’avec difficulté ! Si le choc était par trop violent, tout pourrait se rompre. J’ai trop ménagé les éléments botaniques !… Un dixième de dose en plus pour la carotide interne… la prochaine fois ! Ah ! L’expérience, mère du succès ! (Se fouillant, amenant une fiole et la faisant respirer à Oswald.) N’importe, avec des précautions, il peut encore aller quelque temps… De la sagesse ! là est toute la question | (À Oswald qui se soulève et jette autour de lui des regards étonnés.) Doucement, ne respirez pas si fort… Là… là… laissez la circulation se rétablir, petit à petit !

OSWALD. Ah ! c’est vous, Strass.

STRASS. Oui, moi… je marche sur vos pas, j’étudie mon œuvre ! Vous me verrez à vos côtés, jusqu’au bout ; on ne fait pas tous les jours pareille expérience !

OSWALD. Je le crois !

STRASS. Seulement, jeune homme, un conseil !

OSWALD. Donnez.

STRASS, lui montrant le corps de Walter. Vous allez trop vite ! beaucoup trop vite…

OSWALD. Ah ! ceci… ce n’est rien… un homme qui me gênait !

STRASS. Le duel est un dangereux exercice.

OSWALD. C’est vrai… quand on se fait tuer.

STRASS. Quand on tue, cela échauffa le sang, cela brûle la moelle… Tout à l’heure, qu’avez-vous éprouvé ?

OSWALD. Une défaillance, un étourdissement. Je ne voyais plus. Puis une sueur glacée qui semblait m’arracher le cœur.

STRASS, réfléchissant. Oui… la diastole du viscère !

OSWALD. Qu’importe, je suis fort maintenant, et Olivia est à moi !

STRASS. Olivia… une femme… (Vivement.) des femmes !… Ah ! Oswald ! Oswald ! garde-toi. Mieux vaut encore le froissement d’une épée qu’une romance d’amour !

OSWALD. Hola ! Strass, docteur de la mort ! ne m’as-tu redonné la vie que pour que je l’ensevelisse sous un froc de moine ?

STRASS. Écoute, Oswald, et crois ! Pour vivre beaucoup, vis peu, mange, bois, dors, maintiens-toi frais, dispos, de joyeuse humeur. Ne pense qu’à toi, ne t’attache à personne ! Pas d’amour, pas de pitié, pas de colère, pas de tête, pas de cœur, rien qui trouble, rien qui passionne, rien qui émeuve. Construis-toi une carapace d’égoïsme, et tu mourras dans la peau d’un vieillard !