Page:Brisson - Pointes sèches, 1898.djvu/105

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Loti de trop occuper le public de sa personne. « Que deviendra cet auteur, pensaient-ils, quand il aura passé l’âge où l’on excite les passions ? Car il est destiné à vieillir, comme les hommes vulgaires. Et dans vingt années, lorsqu’il sera devenu chauve et que sa moustache aura blanchi, il ne pourra sans quelque ridicule nous présenter des héroïnes énamourées, fussent-elles noires comme des taupes ou jaunes comme le safran. Or, dès que M. Pierre Loti ne parlera plus de lui-même, de quoi parlera-t-il ? Est-il capable de parler d’autre chose ? » Il est visible que l’écrivain a pressenti cette objection. Sa condition a changé ; le libre et capricieux officier a pris racine ; il s’est marié. Des raisons de convenance s’opposent à ce qu’il continue à narrer ses bonnes fortunes, et je veux croire que, même en eût-il le dessein, il ne trouverait plus dans sa vie, devenue calme, matière à de tels récits. Ne voulant plus se mettre en scène directement, il a créé des héros imaginaires, Yan et Gaud, de poétique mémoire ; le matelot Jean Berney ; le couple de Ramuntcho, si touchant et si simple. La critique, d’abord défiante, dut avouer que ces figures, pour être fictives, n’étaient pas moins vivantes que les figures réelles que M. Loti avait placées dans ses premiers livres. Et c’est ainsi qu’il conquit la place éminente qu’il occupe aujourd’hui dans le roman français contemporain, et que personne ne songe plus à lui contester.

Sur quelles qualités acquises et sur quels dons