Page:Brochard - Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne.djvu/392

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dont l’âme est impuissante venaient tous à s’exalter également par l’orgueil, ils ne seraient plus réprimés par aucune honte, par aucune crainte, et on n’aurait aucun moyen de les tenir en bride et de les enchaîner. Le vulgaire devient terrible dès qu’il ne craint plus. Il ne faut donc point s’étonner que les prophètes, consultant l’utilité commune et non celle d’un petit nombre, aient si fortement recommandé l’humilité, le repentir, et la subordination ; car on doit convenir que les hommes dominés par ces passions sont plus aisés à conduire que les autres et plus disposés à mener une vie raisonnable, c’est-à-dire à devenir libres et à jouir de la vie des heureux. » Ce n’est point là un passage isolé. Spinoza revient sur la même idée à la fin de l’Éthique, et il montre que, loin d’être fausses ou dangereuses, la religion et la piété ont, aux yeux mêmes du philosophe soumis à la seule raison, leur légitimité et leur nécessité dans une société organisée. C’est exactement le même motif qui, dans le Traité, décide Dieu à communiquer la révélation. « La piété, la religion et toutes les vertus qui se rapportent à la force d’âme sont aux yeux de la plupart des hommes des fardeaux dont ils espèrent se débarrasser à la mort en recevant le prix de leur esclavage, c’est-à-dire de leur soumission à la religion et à la piété. Et ce n’est pas cette seule espérance qui les conduit, la crainte des terribles supplices dont ils sont menacés dans l’autre monde est encore un motif puissant qui les déterminera à vivre autant que leur faiblesse et leur âme impuissante le comportent selon les commandements de la loi divine. Si l’on ôtait aux hommes cette espérance et cette crainte, s’ils se persuadaient que les âmes périssent avec le corps et qu’il n’y a pas une seconde vie pour les malheureux qui ont porté le poids accablant de la piété, il est certain qu’ils reviendraient à leur naturel primitif, réglant leur vie selon leurs passions et préférant obéir à la fortune qu’à eux-mêmes. Croyance absurde à mon avis... » S’il pouvait subsister un doute sur l’unité de la pensée de Spinoza et sa fidélité à lui-même, il serait dissipé par la lecture attentive [