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Page:Brochard - Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne.djvu/61

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PROTAGORAS ET DÉMOCRITE

καὶ τὸ πάσχον γλυκύτητά τε καὶ αἴσθησιν, ἅμα φερόμενα ἀμφότερα, καὶ ἡ μὲν αἴσθησις πρὸς τοῦ πάσχοντος οὖσα αἰσθανομένην τὴν γλῶσσαν ἀπειργάσατο, ἡ δὲ γλυκύτης πρὸς τοῦ οἴνου περὶ αὐτὸν φερομένη γλυκὺν τὸν οἶνον τῇ ὑγιαινούσῃ γλώττῃ ἐποίησε καὶ εἶναι καὶ φαίνεσθαι.

Il résulte très clairement de ce texte que les qualités sensibles sans distinction (σχληρόν, θερμόν, χρῶμα) sont produites réellement en même temps que la sensation, et durent aussi longtemps qu’elle. Elles appartiennent à la matière, définie comme la cause qui les provoque (το ξυγγεννῆσαν) aussi bien que la sensation appartient à l’esprit. Elles ont une essence, en mouvement, il est vrai, mais qui mérite pourtant de s’appeler οὐσία, 177, C : φερομένη οὐσία ; 159, E : γιγνομένην καὶ φερομένην πικρότητα. Le ποιοῦν est toujours ποιόν (182, A). Elles sont dans l’intervalle (μεταξύ) qui sépare l’esprit et les choses, et ne se confondent nullement avec les sensations elles-mêmes. Il reste vrai d’ailleurs que l’œil est aveugle tant qu’il n’y a pas d’objet qui le frappe ; et l’objet est incolore tant qu’il n’y a point d’œil pour le voir. Rien n’est ou ne devient en soi et par soi, mais seulement par rapport au sujet qui perçoit : on peut donc dire, 157, A : οὐδὲν εἶναι ἓν αὐτὸ κάθ’ αὑτό, ἀλλά τινι ἀεὶ γίγνεσθαι, ou encore (Arist., Métaph., IX, 3, 1047 A) : αἰσθητὸν οὐδὲν εἶναι μὴ αἰσθανόμενον. Il reste pourtant que cette existence du sensible, si fugitive qu’elle soit, est une existence : elle est autre chose et plus qu’une simple apparence subjective. C’est la matière qui, réellement et pour un moment, a pris telle forme, est devenue et est telle chose.

Ainsi s’explique la présence, dans la formule de Protagoras, des mots ὡς ἔστι ὡς et οὐκ ἔστι. Il serait étrange, si elle avait la signification purement subjective qu’on lui a si souvent prêtée, qu’on y vît figurés les mots être et ne pas être. Si, au contraire, le mot être a un sens indépendamment de la représentation, si peu de chose que soit d’ailleurs cette réalité, on comprend l’insistance avec laquelle Protagoras introduit ces mots dans sa formule. Il veut rester d’accord avec le sens commun : il affirme une réalité objective. Si l’homme mesure tout, il n’est pas tout. Il y a de l’être hors de lui.

Ainsi s’explique encore une autre singularité assez choquante. Dans le Théétète, la sensation est à chaque instant donnée comme vraie : le titre même de l’ouvrage de