Sans doute, si les questions de philosophie morale pouvaient être traitées avec un plein désintéressement d’esprit comme des problèmes d’algèbre pure ou des spéculations sur le calcul des probabilités, il n’y aurait pas grand danger. La doctrine dont je vais parler, la doctrine de l’évolutionisme en morale est si arbitraire, si dénuée de preuves, et conduit à des conséquences si absurdes qu’elle ne saurait par elle-même gagner que les esprits légers, amateurs de nouveautés en tout genre et dépourvus du lest du bon sens. Mais dès qu’il s’agit du gouvernement de la vie humaine, il y a un élément très puissant qui entre en jeu ce sont les passions qui cherchent avidement à être satisfaites, et qui ne subissent qu’en frémissant le joug des obligations de la conscience. Platon a comparé l’âme humaine à un attelage de deux chevaux ardents, gouvernés par la raison ; souvent il arrive que les chevaux s’emportent même quand le cocher est solidement assis sur son siège et tient les rênes en mains. Mais, s’il arrive que le siège du cocher soit ébranlé, s’il arrive que quelque hypothèse ingénieuse vienne mettre en question l’autorité même de la conscience, il est évident que les passions en profiteront en pesant de tout leur poids dans la balance pour entraîner l’assentiment. Il est donc urgent de combattre dès sa naissance tout système qui ébranle l’autorité de cette morale que M. Schérer appelle si bien la bonne, la vraie et l’ancienne. Il importe d’obliger ces systèmes à se montrer à nu tels qu’ils sont, dans la hideuse brutalité de leur nature et de les empêcher de s’insinuer dans les esprits sous des apparences trompeuses et de miner sourdement la conscience, en se cachant sous le langage technique d’une philosophie peu compréhensible.
Il y a d’auteurs une autre raison qui rend plus nécessaire encore de combattre ce nouveau système de morale. La campagne dirigée contre la morale religieuse n’est pas seulement théorique, elle est pratique. Elle tend à arracher à l’Église l’enseignement de l’enfance, et à le conférer à des maîtres chargés d’enseigner une morale sans Dieu. Or, parmi ceux qui soutiennent cette morale athée, il y a, comme nous venons de le voir, deux classes de moralistes, les uns qui veulent conserver l’idée du devoir, les autres qui veulent la rejeter comme trop voisine des idées religieuses. Qui sait, parmi les maîtres qui enseignent à présent, ou qui enseigneront plus tard la jeunesse française, laquelle des deux opinions prévaudra ? La résistance des doctrines intermédiaires en ce genre est ordinairement bien molle et bien faible. Peut-on croire que, parmi les partisans de la morale laïque, les quelques défenseurs de l’idée du devoir rendront les derniers combats pour sauver cette idée et se détourneront pour cela de leur lutte acharnée contre la religion !