Page:Broglie - La morale évolutioniste.djvu/17

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devant le gibier comme devant un fruit défendu sans savoir pourquoi, comme s’il subissait l’action d’une loi supérieure à sa nature, c’est le type de l’homme moral moderne, de celui qui agit par devoir sans penser aux conséquences de son acte. « Aussi, dit un auteur de cette école, si le chien d’arrêt était assez intelligent pour comparer sa conduite à celle des chiens courants ses camarades, il pourrait s’étonner, sentir en lui l’action d’une puissance supérieure à sa pensée réfléchie, éprouver quelque chose de cette horreur religieuse qui est un des traits distinctifs du sentiment du devoir[1]. »

Cette ingénieuse comparaison ou plutôt cette assimilation odieuse éclaire sans doute le système évolutioniste. Mais il nous semble qu’elle l’éclaire trop et qu’elle en montre le vice et la brutalité.

Depuis plus de trois mille ans, les hommes de tous les pays de l’univers sont dans l’admiration en présence des luttes de la vertu contre la souffrance, ce spectacle si digne que Dieu le contemple, a dit un ancien. La poésie et le théâtre présentent constamment à leurs yeux l’homme du devoir, qui sacrifie tout à sa conscience, qui ne craint ni la mort, ni les souffrances, ni les humiliations, ni les injures et les calomnies des hommes. Platon nous montre, dans sa République, ce type du juste insulté et condamné à une mort honteuse, qui semble être une prophétie de la vie et de la mort du Christ. Eh bien, qu’est-ce que tout cela dans la nouvelle doctrine ? Qu’est-ce que ce juste persécuté et fidèle à sa conscience jusqu’à subir des supplices affreux ? Qu’est-ce que cette jeune fille qui préfère la misère, la souffrance, la mort au déshonneur ! Qu’est-ce que cet homme qui, pouvant s’enrichir du bien d’autrui sans être vu, préfère rester pauvre ? Ce sont d’admirables chiens d’arrêt dont l’instinct est parfaitement sûr, ce qui prouve qu’ils sont de bonne race, et que les chasseurs qui ont dressé jadis leurs aïeux l’ont fait avec habileté et avec soin. Quant à ces idées auxquelles ces personnes se sacrifient, que sont-elles ? De pures illusions, de simples préjugés. Des expériences ancestrales condensées et transformées par la force trompeuse de l’hérédité. C’est parce que leurs aïeux ont reconnu qu’il était nuisible à soi de prendre le bien d’autrui, que les honnêtes gens d’aujourd’hui se croient obligés à ne pas voler.

Une doctrine qui a de telles conséquences est déjà jugée et n’aurait pas besoin d’être discutée par des hommes qui ont conservé le sentiment de l’honneur et dont la conscience n’est pas, pour me servir du langage de saint Paul, cautérisée par une logique perverse et sophistique. Cette doctrine doit être discutée cependant, car il y a, de nos jours, à une époque où le respect est si rare, une sorte

  1. Guyau, Essai sur une morale sans obligation ni sanction,