Page:Broglie - La morale évolutioniste.djvu/46

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rieur. L’hérédité ne crée rien, elle ne fait que transmettre plus ou moins parfaitement ce qu’elle a reçu. Ce qui produit la confusion et ce qui donne à la théorie évolutioniste une certaine vraisemblance apparente, c’est que les notions absolues, supérieures aux notions relatives, s’expriment par des termes négatifs. On dit d’un acte fait par devoir ou par dévouement qu’il est désintéressé. Le terme absolu, selon son étymologie, signifie dégagé de la relation. Dès lors on pourrait être porté à croire que, pour passer du relatif à l’absolu, il suffit de supprimer quelque chose, ce que la transmission héréditaire pourrait à la rigueur accomplir. C’est ainsi qu’on pourrait supposer que la classification des actes en bons ou mauvais ait été transmise par hérédité, tandis que les motifs de cette classification, à savoir l’utilité sociale de certains actes, auraient été oubliés. Mais c’est une grave erreur de croire que la forme négative que prennent dans le langage les idées absolues implique que ces idées ne sont qu’une réduction, une diminution des idées relatives. Sous cette forme négative se cache un caractère, au contraire, éminemment réel et positif. Quand nous disons qu’un acte est désintéressé, nous ne voulons pas seulement dire que cet acte n’est pas fait par intérêt, nous voulons dire qu’il est fait par un motif supérieur à l’intérêt. Un acte fait par habitude, par routine, sans motif, ne saurait être qualifié d’acte désintéressé. Dès lors la théorie évolutioniste expliquerait sans doute la transformation d’actes raisonnés en actes instinctifs, d’actes faits par prudence pour une fin en actes faits aveuglément et sans motifs intelligibles. Mais elle n’explique nullement leur transformation en actes moraux, en actes faits par devoir.

Ici nous pouvons prendre corps à corps cette frappante mais odieuse comparaison entre l’homme vertueux et le chien d’arrêt. En supposant, ce qui n’est pas démontré, que l’instinct qui porte le chien d’arrêt à rester en face de sa proie sans se lancer sur elle est une habitude des aïeux transformée par l’hérédité, il n’y a entre ce fait et celui de l’homme qui s’arrête par conscience devant le fruit défendu aucune identité ; il n’y a qu’une analogie éloignée et sans importance scientifique. Le chien d’arrêt est retenu par une force qu’il ignore, il s’arrête sans motif, il obéit aveuglément, mécaniquement à un instinct. L’homme vertueux s’arrête parce qu’il sait qu’il existe une loi ; il a pour motif le bien qu’il doit faire, il s’arrête librement, il obéit à sa raison. Pour assimiler ces actes, il faut dire que ces mots, bien et mal, devoir, idéal, perfection, sont des mots dénués de sens, et qui ne contiennent aucune idée. Il faut confondre la lumière mystérieuse de la conscience avec l’obscurité de l’instinct aveugle. Il faut admettre que, dans toutes les notions qui constituent le monde moral, il n’y a rien de positif, sans idée