Page:Broglie - La morale évolutioniste.djvu/54

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continu des mammifères[1]. Du moment en effet qu’il faut supposer que les sociétés humaines succèdent non à des sociétés animales, mais à un état sauvage dans lequel les liens sociaux n’existent pas, il n’est plus permis d’attribuer aux préjugés sociaux et aux châtiments infligés par les lois civiles l’origine des notions de bien et de mal. À l’époque primitive où ces notions manquent, il n’y a encore ni opinion publique ni tribunaux.

Les évolutionistes ont essayé, il est vrai, d’apporter à l’appui de leur thèse des faits plus convaincants. Ils ont essayé de montrer des sociétés humaines toutes constituées, dans lesquelles les idées morales et religieuses n’auraient pas existé encore. C’est la Chine qui a servi de base à cette argumentation. Certains auteurs ont prétendu que le peuple chinois, dans sa haute antiquité, était athée, dépourvu de l’idée du devoir, et qu’il n’avait qu’une morale utilitaire fondée sur les besoins de la société. Malheureusement pour la théorie, la vieille littérature chinoise, une fois manifestée à l’Europe et traduite dans nos langues, a rendu relativement aux croyances antiques un témoignage tout différent. Les monuments de cette littérature nous ont montré un peuple très religieux, professant un théisme très pur, presque dégagé de polythéisme, et croyant à une morale tout à fait religieuse. Les Chinois athées et utilitaires sont les Chinois modernes, semblables à nos rationalistes européens. Au contraire, la morale obligatoire, établie et sanctionnée par un pouvoir céleste, est la doctrine des époques les plus anciennes des peuples dont le souverain s’honore du nom de Fils du Ciel[2].

On a cru aussi découvrir une société sans religion et sans morale, ayant néanmoins une puissante civilisation matérielle, dans les peuples primitifs de la Chaldée et de la Médie, dans ces Touraniens affiliés aux Tartares et aux Chinois qui avaient, disait-on, habité les premiers les bords de l’Euphrate et avaient inventé l’écriture cunéiforme. Mais les Touraniens de la Chaldée n’ont pas été plus fidèles que les Chinois à la théorie évolutioniste. D’abord ils sont fort peu en faveur en ce moment et leur existence même est contestée[3]. De plus, nous ne savons absolument rien sur leurs mœurs et leurs croyances. Dès lors le fait qu’ils fussent dépourvus de morale et de religion est une assertion purement gratuite. Donc, même en admettant l’état sauvage primitif de l’humanité, même en

  1. Herbert Spencer, Data of Sociology, p. III, chap. VIII.
  2. Voy., sur ce sujet, les articles de Mgr de Harlez, sur la religion de l’antiquité chinoise publiés dans la Controverse.
  3. Le P. Delattre a prouvé que les Touraniens de la Médie sont imaginaires. Quant à ceux que l’on a su trouver en Assyrie, aux Acadiens et aux Sumériens, ils sont, quant à leur origine, l’objet de vives controverses.